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Duceppe
Entrevue

Entrevue avec les sœurs Elkahna et Ines Talbi

15 octobre 2024

Comédiennes, metteuses en scène, autrices, compositrices, poétesses… Depuis de nombreuses années, les sœurs Elkahna et Ines Talbi explorent plusieurs formes d’expression artistique. Créatrices plurielles et polyvalentes, elles ont passé leur enfance et leur adolescence à Montréal-Nord, quartier multiculturel où elles forgeront leur identité créative et nourriront leur imagination déjà débordante. Fidèles complices artistiques, c’est toutefois la première fois qu’elles se partagent une mise en scène. Et non la moindre. Celle d’un joyau de la dramaturgie québécoise, ode poignante à la force des femmes: Incendies, de Wajdi Mouawad. Entretien avec deux artistes qui n'ont pas froid aux yeux.

Propos recueillis par Isabelle Desaulniers

Quelle fut votre réaction lorsque les codirecteurs artistiques de Duceppe vous ont demandé de monter ensemble Incendies?

Elkahna Quand David et Jean-Simon nous ont approchées, en octobre 2023, nous étions un peu dubitatives au départ. C’est quand même une œuvre majeure! Puis, rapidement, nous nous sommes senties choyées qu’ils aient ce désir de découvrir notre regard artistique, d’entendre ce que nous avons à dire avec cette œuvre. Cette main tendue nous a vraiment touchées.

Ines Je pense qu’ils aimaient aussi l’idée d’avoir des femmes qui montent ce spectacle… peut-être que nos origines ont également compté dans leur volonté de travailler avec nous.

Vous êtes d’origine tunisienne, c’est ça?

Ines Exact. Nos deux parents sont tunisiens amazighs, mais nous sommes nées toutes les deux à Montréal.

C’est la première fois qu’Incendies est montée à Montréal par quelqu’un d’autre que son auteur, Wajdi Mouawad. Sur quels points le rejoignez-vous dans votre mise en scène? Et quelles libertés vous êtes-vous permises?

Elkahna D’abord, nous nous sommes permis diverses coupures dans le texte, afin de pouvoir présenter la pièce en un souffle. Nous avions vraiment envie que le public traverse cette histoire sans en ressortir avant la fin.

Aussi, au niveau de la scénographie, je pense que nous allons ailleurs. Mais Incendies a été écrite par un metteur en scène et il faut faire confiance au texte, faire honneur à cette œuvre et à ce qu’elle dit.

Ines L’un des éléments qui diffère particulièrement par rapport à la pièce originale de Wajdi, c’est la musique (d’Ilyaa Ghafouri et Radwan Ghazi Moumneh) qui est très, très présente tout au long du spectacle. Un personnage en soi.

Les concepteurs de la musique du spectacle en salle de répétition: Radwan Ghazi Moumneh et Ilyaa Ghafouri. 📸 Danny Taillon

Aussi, le personnage central de Nawal, qui passe de 14 à 65 ans, est joué par une seule actrice, Dominique Pétin.

Ines En fait, une autre différence importante avec la pièce originale, c’est qu’elle n’a jamais été reprise avec si peu d’interprètes, c’est-à-dire sept. À part, peut-être, une fois par un metteur en scène français… Sinon, Incendies, peu importe où dans le monde, a toujours déployé une distribution plus nombreuse. Ça nous a amenées à choisir un narratif qui retrace la vie de Nawal, qui a alors 65 ans, et qui nous raconte son passé. On se retrouve donc dans l’imaginaire et dans les souvenirs de cette femme.

Elkahna Dans la pièce originale, on a une juxtaposition des époques mettant en scène plusieurs Nawal, à 14, 19, 40, 60 ans… Alors qu’ici, c’est la même actrice et tout se passe à travers son regard à elle. Ainsi, ça fait en sorte qu’il y a quelque chose d’onirique, d’irréel. Tout part de Nawal et cette approche nous a amenées à prendre des décisions en fonction de cela.

La comédienne Dominique Pétin lors d'une répétition d'Incendies. 📸 Danny Taillon

Comment avez-vous géré les époques et les lieux différents?

Elkahna On reste dans une mise en scène non figurative. La scénographie n’est pas du tout réaliste. Ce qu’on a créé, c’est une espèce de mobile, avec des cubes qui bougent, comme les souvenirs de Nawal qui se construisent, se déconstruisent, comme l’histoire qui avance. Il y a tant de lieux, tant de personnages. Nous devons évoquer les choses. Nous n’avons pas d’autres choix que d’aller vers cette avenue. Puis c’est magnifique, parce que c’est ça le théâtre, sinon on va au cinéma!

Ines En fait, c’est comme de l’art abstrait, mais les gens vont pouvoir facilement s’imaginer les divers endroits. Puis, le texte est très clair. L’action, le temps, le lieu, tout est là.

Vous avez dit que la colère et la résilience des femmes étaient votre inspiration.

En ce moment, avec ce qui se passe sur la planète, la seule façon de réussir à passer au travers, c’est d’avoir de la résilience, puis de nourrir cette colère pour en faire quelque chose de positif, de créatif, d’humain. Pour avancer. Nous n’avons pas le choix, sinon, on sombre. — Elkahna Talbi

Incendies est ancré dans la guerre, plus particulièrement dans la démonstration de l’absurdité de la guerre. Y voyez-vous un appel à la paix, en cette ère de conflits?

Ines Oh oui, pleinement. Et surtout un appel à la nuance, à la communication, à la paix. Mais aussi à la paix intérieure, je pense, de chaque personne.

Elkahna Et personne n’est à l’abri de cette violence qui habite l’humanité encore et encore, qui semble être une boucle sans fin. Personne n’est à l’abri d’avoir demain matin à défendre sa famille. La seule chose qui peut nous protéger, c’est d’avoir de l’empathie, de l’amour pour l’autre, et de toujours se rappeler que ce que l’autre veut, c’est généralement la même chose que nous. La pièce parle de la guerre, mais surtout des conséquences, de ce qui reste après, des dommages collatéraux.

Et souvent c’est la femme qui est la plus grande perdante, qui est le territoire le plus violenté dans les guerres, peu importe le pays. Et on a envie que ça s’entende dans cette pièce. — Ines Talbi

On dit qu’Incendies est une histoire universelle. Vous êtes d’accord?

Ines Oui. Parce que la guerre, c’est universel. Parce que la violence envers les femmes est universelle. Parce que l’héritage de la colère l’est aussi. Avec ce que nous vivons en ce moment et depuis plusieurs années, nous voyons l’histoire se répéter et cette pièce est malheureusement encore d’actualité.

Elkahna Incendies c’est une quête calquée sur l’idée des grandes tragédies. Mais, contrairement aux tragédies grecques où tout le monde meurt à la fin, ici, les protagonistes, malgré tous ces morts, réussissent enfin à briser le silence, à casser le fil de cette colère.

Donc, je pense que pour ça, Incendies touche tout le monde, parce que, à petite ou à grande échelle, quand on réussit à casser les fils d’une violence perpétuée, qu’elle soit familiale, sociale, politique, mondiale, on devient des meilleurs humains. — Elkahna Talbi

C’est la première fois que vous vous attaquez ensemble à une mise en scène, ça se passe comment?

Elkahna C’est assez intuitif, je te dirais.

Ines Oui, c’est vraiment ça. Nous avons un regard commun sur ce que nous avons envie de faire. Je pense que c’est en continuité avec ce que nous faisons quand nous étions enfants et que l’on passait la journée à s’inventer des univers !

Elkahna Nous travaillons avec un matériau tellement fort que, ultimement, nous devons juste en être conscientes et nous rappeler que c’est ce texte-là que nous mettons de l’avant. Nous sommes au service de l’œuvre, et comme dans n’importe quel métier, on priorise la meilleure proposition. Nous travaillons aussi beaucoup avec nos interprètes et de nombreuses idées viennent d’eux et d’elles. On est vraiment dans l’esprit collaboratif, l’esprit de troupe. C’est un beau travail d’équipe!

Elkahna et Ines Talbi lors d'une répétition d'Incendies. 📸 Danny Taillon

Un petit quelque chose que vous voulez ajouter, en terminant?

Ines Nous souhaitons que les spectateurs et les spectatrices viennent avec leur cœur et leurs horizons grand ouverts.

Nous avons envie que les gens viennent voir quelque chose qui leur appartient aussi. Que ce ne soit pas juste un regard sur des guerres lointaines. On parle de nous, d’eux, de tous et de toutes. — Ines Talbi