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Duceppe
Entrevue

Entrevue avec Marie-Josée Bastien

2 août 2023

L’adaptation scénique du film Network, rebaptisé ici Salle de nouvelles, a été produite par plusieurs grands théâtres. Mais la version dirigée par la metteuse en scène Marie-Josée Bastien a quelque chose de particulier: bien que l’action se déroule sur un court laps de temps, certains repères chronologiques évoluent au fil du spectacle, évoquant graduellement les années 70, 90 et aujourd’hui. Une direction qui met en lumière l’actualité et la pertinence du scénario de Paddy Chayefsky, à partir duquel le cinéaste Sydney Lumet a réalisé le film culte que l’on connaît (Network, 1976). Ainsi, du début de la pièce jusqu’à la tombée du rideau, une cinquantaine d’années auront subtilement passé. 

Entretien avec Marie-Josée Bastien, qui dirige ici douze comédien·ne·s incarnant une trentaine de personnages.

Propos recueillis par Isabelle Desaulniers

Pouvez-vous donner un exemple de cette évolution du cadre temporel ?

C’était clair pour moi qu’au départ, alors que l’on est dans les années 70, l’époque où Paddy Chayefsky a écrit cette histoire, il y aurait plus de couleurs, davantage d’effectifs en studio, plus d’objets, ce serait touffu. Puis, par exemple, peu à peu, les téléphones à cadran vont disparaître, les cellulaires arrivent. Et, dans la dernière partie, on pianote sur des tablettes électroniques. Aussi, quand on évoque l’époque actuelle, il y a moins de gens et donc tout le monde court tout le temps. Il y a toujours quelque chose à faire! La régie a disparu, on entend moins de discussions, le rythme s’accélère.

On est alors dans un univers d’images, de petites coupures, de segments. C’est le monde moderne qui débarque.

Avec Eliot Laprise, qui a créé toute la conception vidéo, le point d’ancrage était que la façon de filmer l’émission de télévision d’Howard Beale, le personnage central, changerait, selon les époques évoquées. Ainsi, au début de la pièce, on a un cadrage conventionnel, ensuite la caméra devient plus nerveuse, on figure alors les années 90, et finalement Beale est assailli par la caméra à l’épaule, intrusive.

Parce qu’aujourd’hui, tout est filmable, tout est filmé.

Aussi, on transformera subtilement les éclairages, le format de l’écran, les publicités, les génériques, même les rapports homme-femme, qui ont évolué, ou encore la diversité du personnel de la chaîne… On s’est posé la question «qu’est-ce qu’il y a eu comme changements depuis cette époque des années 70». Plein de choses. Mais, si le rythme s’accélère, si la façon de filmer change et que les repères chronologiques se transforment, le propos, lui, reste le même.

Si une chose perdure, c’est que la machine a toujours le pouvoir de récupérer tout ce qui se passe, et ce, de plus en plus et sans aucun scrupule.
Photo: Stéphane Bourgeois

Comment vous est venue cette idée de faire évoluer le cadre chronologique au fil de la pièce ?

Quand je signe une mise en scène, je fonctionne beaucoup par instinct. Je lis et relis la pièce, et tout à coup, il m’apparaît des flashs. Des images se dégagent… Quand j’ai un frisson dans le cou, je me dis «Ah! c’est une bonne piste!». Une piste à explorer, du moins. L’image de cette évolution sur scène m’est venue alors que je lisais la pièce. Mais, immédiatement, j’ai aussi su que cette transformation ne devrait jamais occulter le jeu ou le propos.

Selon moi, en avant-plan, on doit toujours avoir le texte, les acteurs, les actrices, le propos, le spectacle. Et non la mise en scène.

Marie-Josée Bastien dans la salle de répétition de Duceppe. Photo: Danny Taillon

Donc, dans ma tête, je concevais une évolution qui se dessinait doucement, subtilement, sobrement, sans que l’on s’en rende trop compte. Sans jamais, surtout, détourner le propos.

Salle de nouvelles est un spectacle exigeant! C’est une grande chance de pouvoir le présenter sur une longue période. On a joué tout le mois de novembre dernier au Trident à Québec et on s’installe maintenant chez Duceppe. En tout, on va donner une soixantaine de représentations. C’est un spectacle extrêmement complexe dans la facture, sans que ça paraisse, et on peut ainsi peaufiner le jeu, les scènes.

Photo: Stéphane Bourgeois

Rétrospectivement, diriez-vous que cette histoire écrite dans les années 70 était prémonitoire ?

Tu lis cette pièce et tu te dis qu’elle aurait pu être écrite la semaine dernière. C’est comme une prophétie et c’est encore tellement pertinent. On est prêt·e à beaucoup pour les cotes d’écoute, même récupérer la détresse d’un homme. On est à un stade où tout peut être scénarisé.

Cette histoire évoque d’ailleurs, bien avant son temps, le phénomène de téléréalité !

Et la rage du personnage d’Howard Beale, que la chaîne utilise pour accroître son audience, même à cette rage folle, tout le monde s’habitue. Aujourd’hui aussi, plus que jamais, on a constamment besoin de nouveauté. On se tanne vite de tout. On doit donc toujours aller plus loin, pousser encore plus la machine.

Ce qui est terrible, c’est que ce que l’on considérait comme scandaleux en 1970, on le voit tous les jours maintenant.

Aussi, on s’habitue à ce cirque et nous sommes insatiables comme spectateur et spectatrice. Comme témoin de la vie des autres également. Les tragédies, les attentats, les fusillades font partie de notre imagerie quotidienne. La détresse humaine est récupérée et rapporte gros. Ce qui était impossible à imaginer quand cette histoire féroce a été écrite, là, aujourd’hui, on est en plein dedans.

Photo: Stéphane Bourgeois