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Duceppe
Entrevue

Adapter un monument littéraire: entretien avec Véronique Côté

6 juin 2023

En adaptant pour la scène le roman N’essuie jamais de larmes sans gants, Véronique Côté s’est attaquée à un véritable monument de la littérature contemporaine: magistral hymne à la vie et à la tolérance, le roman du Suédois Jonas Gardell s’est vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires. Pas de quoi intimider la comédienne, autrice et metteuse en scène qui, une fois remise de son «choc de littérature», a endossé pleinement son rôle de «passeuse» pour transformer l'œuvre en pièce de théâtre. Retour sur la genèse d’une adaptation réussie.

Le Trident: Tu es née au tout début des années 1980, exactement dans les années où se situe le roman. Qu’as-tu appris à ta première lecture, comment as-tu reçu tout ça?

Véronique Côté:

Pour moi, cette œuvre-là a vraiment été un choc de littérature, au sens où je considère que c’est une grande œuvre du roman contemporain. À cause de l’histoire qui y est racontée oui, mais aussi à cause de la littérature. Pour moi, ce sont deux piliers aussi porteurs l’un que l’autre de cette œuvre-là.

J’ai été bouleversée par l’histoire, parce que ce n’est pas cette histoire-là que nous avons connue. Moi quand j’ai connu le sida, c’était au début de l’éducation sexuelle collective, c’était une espèce de menace; il y avait la drogue et le sida. Nous étions au cœur d’une campagne de prévention, mais nous n’avons jamais connu l’apparition de l’épidémie et ne l’avons pas connue de manière intime, soit dans notre cercle d’ami·e·s ou avec nos proches. Or, quand je parle de ce roman-là avec des gens un peu plus âgé·e·s que moi, c’est toujours directement lié à des histoires de vie intenses, à des personnes perdues. Une femme m’a déjà dit «moi, quand j’ai lu ce roman-là, je devais le déposer, souvent. C’était trop intense ce que ça faisait remonter. Je l’ai vécu ça, c’était dans mon cercle à moi.»

Photo: Stéphane Bourgeois

Prendre conscience de la lutte, des choix et de la pression sociale

Dans le livre de Gardell, j’ai beaucoup appris sur toute l’ampleur de la lutte politique du mouvement LGBTQIA+. À l’âge que j’ai, ça me fait un peu penser au féminisme; on a longtemps eu l’impression que c’était une dure lutte, mais que c’était maintenant presque acquis, installé. Comme c’était en cours lorsqu’on en a pris conscience et qu’il y avait des victoires, nous n’avons jamais réalisé d’où tout ça venait. Ni au niveau politique, ni au niveau de ce que ça voulait dire socialement d’être homosexuel·le, à une certaine époque; je n’avais jamais pris la mesure de tout ça avant la lecture du roman. Je sais bien sûr qu’il existe une pléthore de livres sur le sujet, mais moi, c’est vraiment par cette œuvre-là que ça m’a rentré dedans.

J’ai été happée sur trois plans en même temps; l’ampleur de la lutte politique, la réalité concrète de ce qu’avait été le début de l’épidémie et l’expression de ce phénomène dans la littérature. 

C’est une histoire fondamentale et importante, une histoire tragique. La façon dont elle est racontée dans ce roman-là est puissante.

Ce que j’ai trouvé le plus dur, c’est le rapport parent-enfant. C’est la chose que je n’arrive pas à comprendre, même en essayant d’imaginer le poids social, je n’arrive pas à comprendre. C’est la chose qui me déchire le plus; l’impossibilité qu’ont les personnages de passer par-dessus. Si je me projette, je choisis mon enfant!

Bien sûr, tout le traitement médiatique est extrêmement rude dans le roman. La stigmatisation, l’idée de tatouer à l’aisselle les porteurs du virus, de les isoler sur une île; ce sont des images de cauchemar, c’est indignant! Et même si d’un autre côté, tout ça guette toujours lorsque l’on est devant une maladie inconnue, cette fois-ci, on est devant une population déjà tellement stigmatisée. C’était un double isolement et très brutal.

Photo: Stéphane Bourgeois

Quand une première adaptation devient un travail de passeur

Le Trident: Véronique, tu es une femme, hétérosexuelle, qui adapte le roman d’un homme, homosexuel. Comment t’es-tu sentie face à ça?

Véronique Côté: Je n’ai pas eu de malaise puisque d’une part, je suis très bien entourée, mais surtout, parce que l’œuvre, c’est l’œuvre! Je l’ai transportée au théâtre, oui, mais en gros, je ne l’ai pas touchée, ce n’est pas une réécriture, ce n’est pas moi qui raconte. C’est un travail de passeuse. 

La scène, le théâtre, c’est mon territoire, je suis chez moi. Ce n’est pas comme si j’avais choisi d’écrire un spectacle là-dessus, au contraire. Je porte plutôt la parole d’un autre artiste, je l’emmène au public que moi je connais, avec les outils du théâtre que je connais

J’ai conservé ses dialogues et les seuls que j’ai inventés, c’est lorsque j’ai transformé des instants de narration en dialogues, mais sans plus.

C’était vertigineux, et c’est une œuvre volumineuse. J’ai donc inventé une méthode de travail où je me suis dit: «Il y a des incontournables, commençons par ça; ensuite, on verra ce qui manque entre les morceaux.» Par exemple, la scène des fleurs et du gâteau à la crème, les réveillons, l’agonie de Rasmus, c’était clair que c’était dans le spectacle. J’ai donc d’abord travaillé avec ces morceaux-là qui ont mené à un premier enchaînement; ainsi, on a pu voir où il manquait de l’information, des liens.

Une des premières choses que je me suis dite aussi, c’est qu’il y aurait des sacrifices à faire. J’ai décidé qu’il ne fallait pas que je pense à ça, que je devais surtout me concentrer sur ce que je sauvais!

Ce texte, initialement publié par Le Trident dans son programme de N’essuie jamais de larmes sans gants, est reproduit avec l'autorisation du Trident. Duceppe remercie la rédactrice Sophie Vaillancourt-Léonard et le reste de l’équipe du Trident.
Photo: Stéphane Bourgeois