Entrevue avec Mani Soleymanlou
4 octobre 2022Homme de tous les talents, le dramaturge, acteur et metteur en scène Mani Soleymanlou, fondateur de la compagnie Orange Noyée et nouveau directeur artistique du Théâtre français du Centre national des Arts, vit un automne fort chargé. Il parcourt le pays d’est en ouest avec son manifeste théâtral Un. Deux. Trois., une expérience scénique franco-canadienne sans pareille. En solo, en duo ou au sein d’un chœur d’une quarantaine de voix canadiennes aux origines diverses, il projette une prise de parole mouvante sur l’identité et la pluralité. Et, en 2022, à travers l’histoire, l’intime et le rire, Mani Soleymanlou pousse encore plus loin sa réflexion. «Aujourd’hui, on est dans un autre spectacle, une autre théâtralité, une autre réalité. L’époque exige autre chose, et j’ai pris ça en considération», dira Mani. Rencontre avec le créateur.
Un, le premier volet de votre trilogie, ne devait être joué qu’une seule fois en 2010, à l’invitation du Théâtre de Quat’Sous qui tenait à l’époque les soirées Lundis découvertes. On vous demande alors de parler de votre pays natal, l’Iran. Quelle aura été l’étincelle de cette création, présentée finalement plus de 200 fois sur trois continents?
J’ai passé beaucoup de temps à errer parce que je ne savais pas comment aborder le sujet de l’Iran et celui de Mani Soleymanlou, comme étant un artiste issu de la diversité culturelle. Le déclic est venu avec la révolte verte de 2009 à Téhéran. Tout le monde me disait «regarde, regarde sur internet ce qui se passe là-bas!». J’ai vu, j’ai su et j’ai compris que 75% de la population iranienne avait mon âge, et que ces jeunes étaient tous dans la rue en train de se battre pour leur droit de vote, après l’élection présidentielle frauduleuse. Quand j’ai réalisé qu’il y avait des millions de jeunes Iraniens et Iraniennes qui se battaient pour leur pays, j’ai compris l’absurdité de moi, qui avais leur âge, qui ai eu la chance de quitter ce pays — ou le malheur, c’est selon —, et qui me retrouve dans un théâtre montréalais pour parler de l’Iran.
«Cette absurdité-là, ce sentiment de non-légitimité en fait, versus les vrais Iranien·ne·s, a été le déclencheur du texte, le déclic de ce constat de vide identitaire et de mon incapacité à parler de ce pays.»
Et même de mon droit d’en parler. Qui suis-je, moi qui ai quitté ce pays depuis vingt et quelques années, qui me retrouve à Montréal à dire «moi, Iranien» soudainement, parce qu’on me le demande. Ça m’a mis face à mon incapacité à nommer d’où je venais. Et si je ne suis pas Iranien, je suis quoi?
Lors de ces Lundis découvertes le public était invité à «découvrir un artiste québécois issu d’un milieu culturel». Vous avez eu une réaction d’incompréhension au départ, n’est-ce pas?
Oui, une fois que j’ai réalisé cette incapacité à me désigner comme Iranien, j’ai questionné qui j’étais et, finalement, je suis arrivé à me demander comment ça se fait qu’on m’exclut de la masse québécoise, qu’on me considère comme étant quelque chose d’extérieur à cette masse.
«Comment ça, je suis «issu» et pas vous? Comment ça, je suis perçu comme différent au regard de l’autre? Pourquoi le mot diversité, tout en voulant inclure l’autre, finit par exclure une certaine partie de la population.»
Donc, le déclenchement, ç’a été les jeunes Iranien·ne·s dans la rue, et après, il y a eu le constat: «Ça veut dire quoi être issu de quelque chose? ». Et ç’a donné naissance à tout le reste.
À la création de Un, vous ne prévoyiez donc pas qu’il y aurait Deux et encore moins Trois ?
Non, vraiment pas. J’ai écrit Un très, très rapidement. Quand j’ai vu la révolte verte dans les rues de Téhéran, la première version du texte est sortie à une vitesse phénoménale. Puis, j’ai joué cette version sans arrêt et lorsque je suis arrivé à ma première à Montréal, en 2012, je l’avais déjà présentée à Calgary, en anglais, et ailleurs à quelques reprises. Et, à chaque représentation, je rencontrais des gens qui me disaient s’y reconnaître. Je me suis alors senti obligé de pousser le questionnement, d’approfondir un peu cette chose que j’ai portée à la scène, ce Un. Comme si j’avais besoin d’aller plus loin dans ma réflexion et que cet accident de parcours se devait d’être revu, corrigé, actualisé, après l’espèce d’élan initial. Je savais que Un était insuffisant et donc Deux est apparu. Et quand Deux a pris forme dans ma tête, Trois est arrivé en même temps. Deux a été créé en réaction à Un, et Trois est une tentative de réponse aux deux autres.
Est-ce que le texte original de la pièce Un a demandé beaucoup d’adaptation, avec la dizaine d’années qui s’est écoulée depuis son écriture ?
Un bouge très peu. J’ai eu la chance de le faire en pandémie, sur la plateforme Yoop, et j’ai réalisé qu’heureusement — ou malheureusement, je ne sais pas trop —, ça n’a pas vieilli tant que ça. J’ai rajouté un petit morceau, on parle de trois paragraphes. Mais comme Un est le questionnement initial et que dans cette trilogie il est tout le temps en opposition, il ne faut pas qu’il bouge tant que ça.
Cependant, scéniquement, Un va être un peu différent. J’ai eu besoin de le replacer dans un autre contexte, celui de 2022. En 2012, moi qui parle tout seul dans un tas de chaises vides avait une forme de résonance, alors qu’aujourd’hui, avec la façon dont les choses évoluent au plan identitaire, avec tous ceux et celles qui revendiquent leur identité ou qui ont besoin de retrouver leur place dans le discours collectif, j’ai remis en question ma solitude dans ce solo.
«Ça veut dire quoi aujourd’hui prendre la parole seul en scène, pour parler de ma personne, dans une époque où tant de gens cherchent à corriger des erreurs du passé et à se retrouver à l’avant-scène, de façon métaphorique, mais concrète aussi.»
Donc, scéniquement, on va s’amuser un tout petit peu pour tenter de démontrer cette réalité-là. Mais dans le texte, il y a très peu de changements. Sinon, dans Deux, la partie d’Emmanuel (Schwartz) et moi change peu, mais j’ai actualisé une scène importante sur l’intolérance pour qu’elle reflète le mieux possible notre époque.
Vous avez réécrit Trois (pièce présentée au Québec en 2014 puis en France en 2017), pour offrir une version pancanadienne de ce spectacle réunissant cette fois 36 artistes allochtones, autochtones et métis, mais tous et toutes francophones. Quel a été le procédé de sélection de ces artistes ?
Quand j’ai appelé les différentes institutions théâtrales à travers le pays pour voir si elles voulaient participer ou non, elles ont toutes dit oui. J’ai alors amorcé le dialogue avec les neuf directions artistiques et je leur ai demandé de suggérer des artistes qui reflètent bien ce questionnement identitaire dans leur région. Elles m’ont dressé une liste de cinq à sept personnes par ville. Je les ai rencontrées, et j’ai fait confiance aux directions artistiques pour choisir cet échantillonnage, cette courtepointe de gens qui forme notre pays. Chaque artiste a reçu un questionnaire* qui posait une première base, constituait une matière à réflexion.
La trilogie Un. Deux. Trois. est présentée dans huit villes canadiennes cet automne. Cette tournée était importante pour vous ?
Oui. Parce que si on parle de quelqu’un, c’est bien d’aller parler à quelqu’un aussi. Si je veux mettre en scène ces communautés, je dois aller à leur rencontre, excentrer la diffusion et parcourir le pays. Je ne peux pas prétendre faire un spectacle sur le fait français au Canada, si je ne voyage pas à travers le pays. C’est important pour moi qu’on soit sur place, qu’on aille à la rencontre des spectateur·trice·s qui comprennent que nous sommes multiples. Aussi, post pandémie, c’est une façon pour moi de fêter le retour au théâtre, une façon d’exiger l’impossible.
*LE QUESTIONNAIRE DE MANI SOLEYMANLOU
Ce questionnaire est une première étape du processus de création dans lequel nous nous engageons ensemble. Il vise à poser une première base, constituer une matière à réflexion pour le travail que nous ferons ensemble par la suite.
PAS DE STRESS.
Vous ne serez pas lié·e à tout jamais à vos réponses, promis!
Répondez spontanément et vous avez même le droit de sauter des questions. Mais bon... pas trop non plus svp ;)
PS: Ce questionnaire restera bien sûr entièrement confidentiel
Section 1 – Vos papiers!
Quel est votre lieu de naissance?
Quel est le lieu d’origine de vos parents?
Chez vous, aujourd’hui, c’est où?
Quelle est votre langue maternelle?
Parlez-vous une ou d’autres langues? Si oui, lesquelles?
Pratiquez-vous une religion? Si oui, laquelle?
Section 2 – Être, c’est quoi?
Comment définissez-vous «l’identité»? Ce mot a-t-il un sens pour vous?
Dites-vous que vous avez une certaine identité ? Et alors, vous êtes quoi? Francophone? Moitié Chinoise-moitié Sénégalaise? Philatéliste? Musulman? Pragmatiste de droite? Canadian? Etc. Avez-vous déjà eu le sentiment d'être enfermé·e dans une identité ? Si oui, laquelle ou lesquelles?
Qu’avez-vous à dire sur votre ville ou région en une phrase, une image ou tout un essai?
Quel cliché sur votre ville ou région vous fait-il rire?
Quel cliché sur votre ville ou région détestez-vous?
Section 3 – A mari usque ad mare?
Le Canada, c’est quoi pour vous en une phrase?
Si vous avez déjà voyagé dans d’autres provinces, à quel endroit et pourquoi avez-vous ressenti le plus grand choc ou décalage par rapport au mode de vie ou à certains comportements de ses habitant·e·s?
Vous êtes-vous déjà senti ostracisé·e ou discriminé·e parce que vous étiez francophone ou autochtone ou anglophone ou dictaphone ou superlefun, etc.? Dans quelle situation?
Comment voyez vous l’évolution du français dans votre région. Ça vous rassure? Ça vous inquiète? Vous vous en foutez?
Section 4 – Parce que être (bon, hein, faut bien se le dire) c’est aussi un peu devenir...
Si ce spectacle ne devait servir qu’à une seule chose, laquelle aimeriez-vous que ce soit?
Quelle est la question qui manque ici? Celle à laquelle vous auriez vraiment aimé répondre? Celle que l’on ne pose pas assez souvent?
MERCI!