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Duceppe
Entrevue

Entrevue avec Jean-Philippe Baril Guérard

30 août 2021
Jean-Philippe Baril Guérard est l’un des jeunes auteurs les plus en vue au Québec. Fasciné depuis toujours par la perversité des rapports de pouvoir, c’est avec une lucidité implacable et une dérision grinçante qu’il explore les facettes les plus détestables de l’être humain. Pensons au cynisme d’une génération et l’hypocrisie du milieu de l’art (Sports et divertissements), à l’univers impitoyable des finissant·e·s en droit (Royal), aux coins sombres d’une carrière en humour (Haute démolition) et, bien entendu, à la morale et à l’éthique parfois malmenées du monde des start-ups (Manuel de la vie sauvage). En plus de ses quatre romans salués, Jean-Philippe Baril Guérard a signé plusieurs pièces de théâtre et une série télévisée. Il est également comédien, metteur en scène et chroniqueur. Entretien.


Pourquoi Manuel de la vie sauvage, cette œuvre en particulier, était-elle appropriée pour une adaptation scénique?

C’est probablement le plus approprié de mes quatre romans. L’une de mes principales inspirations pour son écriture a été les TED Talks, les conférences sur l’innovation, une forme qui est théâtrale à la base. Quelqu’un monte sur scène, souvent un·e entrepreneur·e — mais ça peut être aussi un·e artiste ou encore un·e philanthrope —, et cette personne raconte une histoire en 20 minutes top chrono, relatant à quel point elle a révolutionné le monde… C’est une forme qui a beaucoup été parodiée, car elle est très codifiée. À un point où, lorsqu’on en a suffisamment écouté, ça devient un peu une joke. Je suis parti de cette forme et je l’ai «littérarisée» pour le roman. Mes premières inspirations étaient donc scéniques et je suis revenu vers le matériau d’origine pour faire cette adaptation chez Duceppe.


Plus près de nous, le festival C2 Montréal se rapproche de ces TED Talks américains, n’est-ce pas?

Oui, C2 Montréal a absolument la même esthétique, la même rhétorique. J’ai d’ailleurs eu le déclic pour écrire Manuel quand j’y suis allé pour préparer une chronique à l’émission La route des 20 sur ICI Première. On m’avait promis tellement de contenu que lorsque je suis arrivé là-bas, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un trou noir. En fait, C2 est un événement de réseautage, avec des vitrines pour diverses personnalités, qui, cela dit, ont une pertinence dans un monde de business. Mais, en tant que gars qui cherchait du contenu pour la radio… j’étais sur le cul. Mais, ç’a donné une pas pire chronique où j’ai plutôt ridiculisé l’événement. Je me suis fait subséquemment insulter un petit peu… mais, c’est correct, j’assume! Bref, c’est cette vacuité, cette absence de contenu, qui a été la bougie d’allumage pour l’écriture de Manuel de la vie sauvage.

Dans ces conférences, le storytelling devient plus important que le contenu et cette idée m’intéressait. Le fait que, finalement, on peut dire à peu près n’importe quoi, si on le dit bien, les gens vont boire nos paroles…

C’est beaucoup ça dans Manuel. Le personnage de Cindy affirme qu’elle est une bonne personne, mais qu’elle a dû faire des choix pour réussir. En réalité, quand on s’arrête deux secondes et qu’on regarde comment elle agit, ce n’est pas du tout une bonne personne. Elle a été odieuse, elle a fait des choix extrêmement égoïstes, mais, de la façon dont c’est raconté, on peut être floué. Il y a d’ailleurs des gens qui, après la lecture du roman, m’ont dit «Wow! Quelle histoire inspirante!». Ça me fait rire, parce que pour moi, c’est tout le contraire. C’est une histoire horrible, enveloppée dans un discours inspirant.


Le personnage central du roman, Kevin Bédard, est devenu sur scène Cindy Bérard. Cela apporte quelles nouvelles dimensions à l’œuvre?

C’est Jean-Simon Traversy qui a eu l’idée d’aller ailleurs, complètement. Dans les dernières années, on avait vu apparaître de nouvelles figures d’entrepreneuriat féminin, tout l’archétype de la girlboss, maintenant cristallisé, particulièrement aux États-Unis. On avait aussi en tête l’histoire fascinante d’Elizabeth Holmes, qui a été largement couverte par les médias et qui a fait l’objet d’une série documentaire et d’un podcast. Cette jeune femme a lâché l’université Stanford pour créer une start-up de tests sanguins révolutionnaires. Un test où, avec une seule goutte de sang, il était possible d’avoir autant d’analyses qu’avec une éprouvette complète, sans douleur, et ce, très rapidement. C’était absolument génial. Finalement, elle s’est révélée être une fraudeuse qui avait réussi à vendre l’idée du progrès tellement efficacement que les gens n’avaient pas vraiment fait de vérifications pour en savoir davantage sur ce qu’elle vendait. Ce sont des inspirations qui, pour moi, ont validé l’idée de Jean-Simon d’y aller avec un nouveau personnage central, féminin cette fois.

Je me suis dit: «Mais, on ne change rien. Ça va rester tel quel.» Cependant,

on a apporté quelques modifications quand on s’est rendu compte qu’il y a des choses qu’un gars peut faire qui passent moins bien lorsque c’est une femme.Beaucoup dans le ton, dans l’approche. Par exemple, l’agressivité passait moins bien. Ç’a engendré une réflexion sur nos propres biais genrés, sur les attentes que l’on a par rapport aux comportements des femmes, ceux des hommes…

Est-ce qu’on pardonne mieux l’agressivité à un homme qu’à une femme? C’était vraiment intéressant. On a décidé de respecter ces biais et faire que Cindy agisse comme on s’attend qu’une femme le fasse. Par exemple, peut-être plus louvoyer que rentrer dans le tas!


Quels ont été les défis d’adaptation de votre roman à la scène?

Comme on est dans un univers de technologies, il y a beaucoup de concepts techniques que nous devons expliquer efficacement au public. Dans un roman, ça se fait bien parce nous avons le temps, on peut entrer dans les détails. Au théâtre, c’est plus compliqué! On a un peu pédalé de ce côté-là, à essayer de trouver des images, divers procédés pour expliquer le mieux possible les concepts. Aussi, il y a toujours la question de la brièveté d’une pièce de théâtre. Ici, on est à environ 1 h 40 — versus un roman de 70 000 mots —, et on n’a pas autant d’espace pour raconter les choses. Je trouve que c’est un bon exercice intellectuel que celui de synthétiser. On va à l’essentiel. J’aime retourner dans un texte que j’ai déjà écrit, justement pour cette raison. Pour m’interroger. Qu’est-ce que je peux faire mieux? Qu’est-ce qui peut être plus clair? Qu’est qu’il y a de plus efficace? L’exercice est trippant.

Jean-Philippe Baril Guérard lors du laboratoire Manuel de la vie sauvage au Théâtre Jean-Duceppe en mars 2021.


Il y aura également une version télévisée de Manuel de la vie sauvage, une minisérie de six épisodes. Quelles sont les principales différences avec la pièce de théâtre?

Ce que je trouve génial au théâtre c’est que nous avons un public et on l’utilise.

Chez Duceppe, on se retrouve donc dans une conférence sur l’innovation et le quatrième mur est, disons, poreux! Présent dans certaines séquences, absent dans d’autres. Même si ce que j’écris est très réaliste dans les intrigues et les dialogues, quand je fais du théâtre, il est important pour moi d’admettre la présence du public et de jouer avec, de voir qu’est-ce que ça peut nous apporter dramatiquement. Il s’agit quand même du seul médium narratif où le monde est devant nous!

Avec la série, ce qui est intéressant, c’est que j’ai dû davantage détailler ce qui se passe au quotidien. Ici, «on ne veut pas le sawoir, on veut le woir»! Il y a beaucoup d’ellipses dans le roman et, pour la télé, j’ai dû faire beaucoup de recherches. Par exemple, afin de comprendre comment ça se déroule concrètement une discussion avec un·e investisseur·euse pour l’organisation des parts. Il y a des tonnes d’infimes détails à raconter, et ça tombe bien parce que je suis maniaque sur les détails. Ça m’a vraiment rendu heureux. Autre différence, à la demande du diffuseur télévisuel, on a davantage développé la famille du personnage central. La demande ne me plaisait pas au début, et finalement, ça donne des scènes super intéressantes.


Vous avez souvent dit que vous étiez fasciné par les rapports de compétition et la corruption du pouvoir, vous l’êtes toujours autant?

Ah oui! Je ne sais pas d’où ça me vient. En fait, ce n’est pas vrai, je le sais… De mes études à Saint-Hyacinthe en théâtre. Il y avait des auditions pour être admis et je n’y connaissais rien… Je sortais de Plessisville, j’avais 16 ans. Ce que j’ignorais — et que tout le monde savait — c’est que nous n’étions pas une douzaine d’élèves en théâtre, mais une trentaine. Et qu’il faudrait prouver que l’on mérite sa place pour compter parmi les douze qui resteraient à la fin de l’année. Ç’a été tellement stressant cette période, pour moi. Je ne m’étais jamais retrouvé dans une situation compétitive auparavant. Compétitive et sportive, oui, mais c’est tellement différent, tellement clair. Jouer au volleyball, ça n’est pas compliqué: la balle «land» ou pas. Il ne peut rien arriver… Alors que là, je me retrouve dans un contexte où les gens sont à la fois collaborateurs et compétiteurs. De plus, en théâtre, ton succès est impossible à quantifier. Tu peux être un bon acteur aux yeux de l’un et un très mauvais à ceux de l’autre. Ça m’avait causé énormément de stress.

Aussi, cette situation a fait ressortir le mauvais chez plusieurs.

Cette époque à l’école de théâtre a été un genre de mythe fondateur pour moi.

Je pense que si je m’étendais sur le divan et que je me psychanalysais, j’aurais l’impression qu’une grosse partie de cette obsession sur les rapports de compétition vient de là. J’ai aussi une grille d’analyse, à cause d’une sensibilité personnelle, qui fait que j’ai tendance à regarder sous cette lorgnette les rapports humains et même, plus macroscopiquement, les rapports sociaux.

En terminant, croyez-vous que le succès et les principes sont conciliables?

Oui, ils peuvent l’être. Dans mes romans, je présente cela comme pratiquement impossible, mais il y a plein d’exemples de gens qui réussissent et qui sont bons. Si ce n’était pas le cas, je pense que le monde irait encore plus mal.

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