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Survol chronologique - Que savait l’industrie pétrolière et depuis quand?

8 avril 2022
«Et tout comme les compagnies de tabac ont menti pendant 40 ans sur les dangers du tabagisme, les compagnies pétrolières ont menti pendant des décennies sur les dangers de la combustion des énergies fossiles. Elles ont vu venir la crise climatique d’aujourd’hui — leurs propres scientifiques en ont averti à plusieurs reprises leurs dirigeant·e·s — et ont décidé de la déclencher. […] La comparution des géants du tabac devant le Congrès américain est entrée dans l’histoire avec une simple question: pensez-vous que la nicotine crée une dépendance? Voici la question pour le Big Oil 4*: allez-vous vous excuser, ici aujourd’hui, pour les décennies de mensonges de votre entreprise sur le changement climatique?»
— Mark Hertsgaard, «Big tobacco got caught in a lie by Congress. Now it’s the oil industry’s turn», The Guardian, 14 octobre 2021
* Exxon, BP, Shell et Chevron

Que savait l’industrie pétrolière et depuis quand?

Il y a plus de 40 ans, les scientifiques au service des diverses compagnies pétrolières et gazières ont prédit le réchauffement climatique. Les dirigeant·e·s de ces mêmes compagnies ont donc été prévenu·e·s, dès les années 1970, de leur responsabilité dans cette future crise. Pourtant, à partir des années 1980, iels se sont engagé·e·s dans de coûteuses campagnes de lobbying et de relations publiques visant soit à nier l’existence d’un lien entre les gaz à effet de serre et le climat, soit à combattre toute législation ciblant une réduction de leurs émissions.

Dans les dernières années, journalistes et chercheur·euse·s ont mis au jour plusieurs rapports qui révèlent que ces scientifiques avaient mené des recherches dont certaines prédisaient avec une étonnante précision ce qui nous attendait. Au lendemain de la publication du troisième volume du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui porte sur les façons d’atténuer le réchauffement climatique et conclut que «c’est maintenant ou jamais», nous vous en proposons un échantillon.

Ce survol chronologique, depuis 1959, est largement inspiré d’un article du Détecteur de rumeurs de l’Agence Science-Presse.[1]

1959 Benjamin Franta, candidat au doctorat en histoire des sciences à l’Université de Stanford, a mis au jour en 2018 la transcription d’une conférence donnée il y a presque 60 ans par le célèbre physicien Edward Teller — le père de la bombe H — dans le cadre du congrès Energy and man: a symposium tenu à l’Université Columbia. «Chaque fois que vous brûlez du carburant conventionnel, vous créez du dioxyde de carbone […] Sa présence dans l’atmosphère cause un effet de serre. Il a été calculé qu’une hausse de la température correspondant à une hausse de 10 % du dioxyde de carbone serait suffisante pour faire fondre la calotte glaciaire», adressait-il à l’intention des dirigeant·e·s des compagnies pétrolières.

Le physicien Edward Teller le 22 mai 1968. © STF/AFP/Getty Images

1965 «Le dioxyde de carbone s’ajoute dans l’atmosphère […] à un rythme tel que, en l’an 2000, l’équilibre thermique sera modifié au point de possiblement causer des changements notables dans le climat […] un moyen non polluant d’alimenter les automobiles, les autobus et les camions, va probablement devenir une nécessité nationale». C’est ce que déclarait Frank Ikard, président de l’American Petroleum Institute, qui commentait le rapport Restoring the Quality of Our Environment tout juste publié par l’équipe de conseillers et de conseillères scientifiques du président Lyndon B. Johnson.

1968 L’American Petroleum Institute, l’organisation qui représente presque toutes les grandes compagnies pétrolières aux États-Unis, reçoit un rapport réalisé à sa demande par deux chercheurs de l’Université Stanford. On y lit cet avertissement: «Il est pratiquement assuré que des changements significatifs de température auront eu lieu d’ici l’an 2000, et qu’ils pourraient apporter des changements climatiques […] Des polluants que nous ignorons généralement parce qu’ils ont peu d’effets locaux, le CO2 et les particules fines, pourraient être la cause de sérieux changements environnementaux mondiaux.»

1971 En octobre 2021, on apprenait que la compagnie française Total avait, elle aussi, mené de telles recherches. En effet, dès 1971, le magazine de l’entreprise contenait un article intitulé «La pollution atmosphérique et le climat». On peut y lire (citation tirée de l’étude d’octobre dernier): «Si la consommation de charbon et de pétrole continue au même rythme dans les années à venir, la concentration de dioxyde de carbone atteindra 400 parties par million autour de 2010». Cette augmentation prédite, que l’on jugeait inquiétante, s'est révélée étonnamment juste.

1977 James Black, conseiller scientifique chez le géant pétrolier américain Exxon, présente au comité de gestion de la compagnie une revue des connaissances sur l’effet de serre. Il y note qu’en dépit de nombreuses incertitudes, il existe un consensus scientifique sur l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère due à l’utilisation des carburants fossiles.

1979 Une étude interne d’Exxon évalue que 80% des réserves de carburants fossiles devraient rester dans le sol si l’industrie souhaite éviter des «effets dramatiques sur l’environnement» avant 2050. Aussi, un mémo daté du 16 octobre 1979 révèle qu’en privé, Exxon réfléchit à des scénarios qui permettraient de réduire les effets du réchauffement climatique, si l’industrie pétrolière s’éloignait des carburants fossiles et investissait dans les énergies renouvelables.

Un éminent géophysicien nommé Gordon MacDonald, le 8 octobre 1979, dans People Magazine:  Le CO2 pourrait altérer notre climat et immerger la Terre jusqu’à cette hauteur.» © Robert Sherbow / Time Inc.

1979-1983 L’American Petroleum Institute coordonne un comité appelé CO2 and Climate Task Force, dont l’existence a été révélée en 2015. Il inclut des représentant·e·s de toutes les grandes compagnies et son objectif est de suivre ce qui se publie dans le domaine de la science du climat.

1980 À l’invitation de ce comité, un scientifique de l’Université Stanford, John Laurmann, déclare lors d’une conférence que si la tendance se maintient, la hausse de la concentration de CO2 dans l’atmosphère conduira à une hausse de la température de 2,5 degrés vers 2040, avec «des conséquences économiques majeures», et de 5 degrés vers 2070, avec des «effets globaux catastrophiques».

1981 Une analyse adressée à un vice-président d’Exxon conclut que la hausse des températures commencera à être «visible» dans quelques décennies. Roger Cohen, l’un des dirigeants du programme de recherche Theoretical and Mathematical Sciences Laboratory, alors confidentiel, publie un mémo dans lequel il juge les conclusions de l’analyse trop prudentes. Dès 2030, écrit-il, «les dommages pourraient être irréversibles».

La page couverture du New York Times le 22 août 1981.

1982 Un rapport interne d’Exxon prédit les futurs impacts du réchauffement sur la hausse du niveau des mers, à cause de la fonte des glaces. On y lit que, de l’avis de plusieurs scientifiques, «une fois que les effets seront mesurables, ils pourraient ne pas être réversibles». Ce rapport, de même que d’autres, a été révélé en 2015 par une enquête journalistique du magazine Inside Climate News, couronnée d’un prix Pulitzer.

1985 Brian Flannery, un expert en modélisations mathématiques qui a quitté l’Université Harvard en 1980 pour Exxon, participe en tant que représentant de l’industrie pétrolière à une série de rapports publics sur la science du climat, sous l’égide du ministère de l’Énergie. Le volume Projecting the Climatic Effects of Increasing Carbon Dioxide, qu’il cosigne, conclut entre autres que la Terre aura gagné 1 degré Celsius vers l’an 2000, par rapport aux températures moyennes d’avant la révolution industrielle, et pourrait gagner de 2 à 5 degrés dans le siècle suivant.

1988 Un rapport confidentiel de la compagnie néerlandaise Shell intitulé The Greenhouse Effect et révélé par une enquête journalistique en 2018, admet le rôle dominant qu’ont les carburants fossiles dans la hausse des gaz à effet de serre. Il quantifie même la contribution de Shell à ces émissions. Ce rapport conclut que les changements climatiques auront des impacts qui pourraient être «les plus grands de l’histoire».

À la fin des années 1980, le concept était devenu suffisamment embarrassant pour que le rapport soit classé confidentiel. Quelques années plus tôt pourtant, des scientifiques embauché·e·s par des compagnies pétrolières pouvaient encore, dans certaines circonstances, en discuter ouvertement.

La page couverture du New York Times le 24 juin 1988.

«Impossible de comprendre nos difficultés présentes et futures sans saisir d’abord les raisons pour lesquelles nous n’avons pas résolu ce problème quand nous en avons eu l’occasion. Car au cours des dix années qui se sont écoulées entre 1979 et 1989, cette opportunité s’est bel et bien offerte à nous. À un certain moment, les principales puissances mondiales n’étaient qu’à quelques signatures d’instaurer un cadre juridiquement contraignant pour imposer une réduction des émissions carbone – elles étaient bien plus proches alors qu'elles ne l’ont jamais été depuis. À cette époque, les obstacles sur lesquels nous rejetons aujourd’hui la responsabilité de notre inaction n’étaient pas encore apparus. Les conditions d’un succès étaient si parfaitement réunies qu’on dirait presque un conte de fées […]»
— Nathaniel Rich, Perdre la Terre, Une histoire de notre temps, une coédition Seuil / Sous-sol, 2019


[1] Lapointe, Pascal, Agence Science-Presse, «Les chercheurs des compagnies pétrolières avaient très tôt prédit le réchauffement climatique ? Vrai»