Aller à la navigation Aller au contenu
Duceppe
Thématiques

Incendies et Hamlet: la puissance de la tragédie

8 octobre 2024

Cet automne, deux grandes œuvres intemporelles sont présentées à la Place des Arts: Incendies de Wajdi Mouawad dans notre théâtre et Hamlet, du compositeur Ambroise Thomas et des librettistes Michel Carré et Jules Barbier, inspiré de l'œuvre de William Shakespeare, à l’Opéra de Montréal. Plusieurs siècles séparent les deux créations, l’une se déroule au Royaume du Danemark, l’autre, dans une contrée fictive du Moyen-Orient où la guerre fait rage. Comment deux œuvres apparemment aussi éloignées l’une de l’autre peuvent-elles nous bouleverser également? Pourquoi des artistes comme les metteuses en scène Elkahna et Ines Talbi, le compositeur Ambroise Thomas ou encore les cinéastes Denis Villeneuve ou Laurence Olivier choisissent de s'emparer de ces récits pour en proposer des lectures nouvelles? Ce sont les questions que nous avons posées à Enzo Giacomazzi, docteur en études théâtrales et en études et pratiques des arts. Découvrez ci-dessous son analyse fascinante des mécanismes à l'œuvre quand nous sommes confronté·es à la puissance de la tragédie.

(Re) jouer le scénario

Dans son ouvrage Shakespeare notre contemporain, Jan Kott évoque le «scénario» d’Hamlet comme source inépuisable de multiples interprétations. La construction de la pièce est telle que le scénario «détermine les relations mutuelles des personnages, il leur impose les gestes et les paroles. Mais il ne dit pas qui sont les héros possibles». La trajectoire des quatre plus jeunes personnages que sont Hamlet, Laërte, Fortinbras et Ophélie ne résulte pas de leur volonté, elle leur est imposée par une situation politique et familiale subie. Ainsi, les personnages n’ont d’autre choix que d’interpréter le rôle qui leur est confié. En revanche, et c’est en cela que l’identification et les émotions surgissent, leurs pensées, leurs interrogations face aux actions à accomplir les conduisent à s’opposer et à se révolter contre celles et ceux qui sont responsables de cette situation. Dès lors, chaque adaptation permet une certaine liberté quant au cheminement intime des personnages; le scénario est inchangé, mais la réflexion du héros sur lui-même évolue et témoigne de l’interprétation de celui ou de celle qui est à l’origine de la nouvelle création.

Créée au début des années 2000, la pièce de Mouawad ne peut connaître la même multiplicité des interprétations, bien qu’elle soit traduite dans une dizaine de langues et adaptée à l’international. Jeanne et Simon, à l’image des personnages de Shakespeare, subissent leur trajectoire. Par la voix du notaire Lebel résonnent les mots de leur mère Nawal qui leur confie une mission: retrouver leur frère, retrouver leur père. Si la sœur accepte le rôle qui lui est confié, le frère quant à lui, résiste et se révolte contre celle qui a préféré garder le silence lorsqu’elle était encore en vie. Cependant, à mesure que Jeanne accède à l’étape de la reconnaissance, ses sentiments et pensées se mélangent: ce qu’elle considérait comme vérité se dissipe et se transforme en véritable interrogation de sa propre identité.

La quête de sens des héros et des héroïnes de Shakespeare et de Mouawad est double: il s’agit à la fois de découvrir le secret d’une situation dont ils et elles ne sont pas responsables, et de répondre aux questionnements de leur propre existence. La connaissance du secret les conduit inévitablement à prendre connaissance de l’héritage familial et politique, ouvrant ainsi une réflexion sur leur rôle dans la cité.

Mécanisme cathartique

Si les thématiques abordées par la tragédie sont universelles, elles sont sans cesse actualisées par les époques et les contextes sociopolitiques qui les définissent, ou, pour reprendre l’expression de Jan Kott, «c’est l’époque qui distribue les rôles». Les luttes pour le pouvoir et les manigances politiques d’Hamlet sont tout aussi communes que les ressentiments et les doutes de ses personnages. De la même manière, le contexte de guerre dans lequel évolue et lutte Nawal dans Incendies peut être projeté dans notre très proche réalité. En d’autres termes, les espaces dramatiques agissent comme décors aux questionnements de la condition humaine.

Peut-on vraiment condamner Hamlet pour son désir de vengeance? Simon est-il condamnable dans son refus d’obéir aux dernières volontés de sa mère? Nawal aurait-elle dû parler plus tôt à ses enfants? Et Gertrude aurait-elle pu empêcher certaines actions d’Hamlet si elle lui avait dit la vérité à propos de la mort de son père? Sommes-nous prêt·es à connaître la vérité, à nous défaire de notre interprétation du passé pour nous mettre à l’écoute des générations précédentes? Avons-nous les épaules assez larges pour être en mesure de porter le poids des décisions dont nous ne sommes pas les responsables? Peut-on seulement échapper à notre responsabilité?

Shakespeare et Mouawad s’emparent de ces questions, non pas pour y répondre, mais pour, à travers elles, interroger l’environnement qui les entoure au moment de l’écriture de leurs pièces. Alors que l’Angleterre est en proie aux bouleversements politiques, sociaux et religieux, l’Occident d’après-2001 voit ses vieux conflits ressurgir et ses silences lui revenir comme une bombe à retardement. Les conflits internes et externes dans ces pièces reflètent les tensions de nos propres sociétés dans lesquelles les ressentiments occupent une place centrale. La tragédie explore et exacerbe précisément ces émotions pour nous permettre d’atteindre une compréhension plus large et plus profonde de nous-mêmes. À travers le regard du héros ou de l’héroïne, c’est notre catharsis qui se joue en tant qu’individus, mais également en tant que collectivité mise en scène.

Cet automne donc, ces deux pièces se rencontrent et avec elles, deux mères: Gertrude, qui confie à son fils que: «la vérité est une chose que l’on ne peut supporter», et Nawal, qui écrit à ses jumeaux qu’«il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes». À travers leurs voix et leurs secrets, une autre vérité se cache et nous regarde Il ne tiendra qu’à nous de briser le silence et d’accepter de jouer notre rôle et d’occuper notre place au sein de la cité.

Ouvrages consultés:
Aristote. (1990) Poétique (trad. M. Magnien). Le livre de poche.
J. Kott. (2006). Shakespeare, notre contemporain (A. Posner). Éditions Payot & Rivages.
W. Mouawad. (2009). Incendies. Leméac – Actes Sud.
W. Shakespeare. (2016). Richard III, Roméo et Juliette, Hamlet (trad. F.-V. Hugo). Flammarion.

Cette analyse est le fruit d'une collaboration entre Duceppe et l'Opéra de Montréal, dans le cadre de leurs saisons respectives. À travers ce regard croisé sur Incendies et Hamlet, nos deux institutions artistiques souhaitent souligner les résonances universelles de la tragédie et offrir au public une réflexion approfondie sur ces œuvres intemporelles.