Entrevue avec David Laurin | Adapter Gaz Bar Blues pour la scène
23 décembre 2022En signant l'adaptation pour la scène du film Gaz Bar Blues, notre codirecteur David Laurin réalise un rêve qu’il caresse depuis l’école de théâtre. Il nous parle de son travail, accompli avec l’étroite complicité de Louis Bélanger, le cinéaste derrière cette œuvre incontournable du cinéma québécois. Pas moins de deux années de travail auront mené à la création de ce spectacle-événement qui se situe quelque part entre la pièce de théâtre et le concert musical.
Propos recueillis par Isabelle Desaulniers
Racontez-nous comment est né ce projet un peu fou d’adapter ce film de Louis Bélanger ?
Il y a 20 ans, après avoir visionné Gaz Bar Blues au ciné-club du Collège Lionel-Groulx où j’étudiais, je me suis dit: c’est presque du théâtre que je viens de voir! Des personnages clairs, bien définis, un seul lieu, ou presque, et toutes les qualités que j’aime d’une œuvre, c’est-à-dire à la fois touchante, drôle, historique, où l’on s’adresse au cœur, à l’âme, à la raison, aux tripes des spectateur·trice·s. C’est le genre d’œuvre que, comme directeur artistique, j’essaie de programmer le plus possible. Maintenant que je suis dans une position qui le permet, que j’ai aussi l’expérience qu’il faut en traduction et adaptation de pièces de théâtre, je suis revenu à cette idée d’adapter Gaz Bar Blues pour la scène. Disons que je me sentais plus à l’aise aujourd’hui qu’en 2003 d’appeler Louis Bélanger pour lui demander si ça le tentait que l’on transpose son film à la scène!
Vous avez en effet traduit et adapté plusieurs œuvres dans votre carrière. Quels ont été les plus grands défis?
Étant donné que Gaz Bar Blues est en grande partie autobiographique, l’important, c’était de respecter Louis dans cette adaptation. Ce n’est pas ce qui a été nécessairement le plus difficile — en fait, ç’a été franchement super agréable avec lui! —, mais c’est ce qui m’a demandé le plus de temps. Je voulais prendre tous ces moments avec lui pour discuter de certains choix, afin que, le soir de la première, malgré quelques modifications apportées, il reconnaisse encore son histoire.
Par exemple, dans son film, il y a une quinzaine de personnages. Sur scène, on tombe à neuf interprètes. Il y a donc eu des choix assez déchirants à faire et j’ai pu compter sur un allié absolument formidable en Louis pour me conseiller. De pouvoir ainsi avoir l’auteur original à ses côtés, une présence très positive et bienveillante, c’est un cadeau rare.
On a passé beaucoup de temps à discuter ensemble de son enfance, de son adolescence, du gaz bar où il a grandi. Je voulais entendre son histoire et être certain de suivre la bonne piste. Aussi, je trouve admirable toute l’humilité, toute la générosité de Louis Bélanger. Il m’a donné la confiance nécessaire pour remanier ou même créer certaines scènes qui servaient l’œuvre au théâtre. Notamment, celles avec le nouveau personnage de Danielle, également narratrice, une fusion entre Alain, le cadet de la famille, et la sœur jouée par Fanny Mallette dans le film.
Créer une oeuvre, c'est faire des choix, parfois déchirants. Adapter, est-ce une façon de réparer?
Lors de ma première rencontre avec Louis, je lui ai posé une question que je souhaitais absolument aborder avec lui: est-ce que t’as des regrets? Parce que même quand on crée une œuvre couronnée de succès, il est possible qu’en regardant en arrière on se dise: aujourd’hui, avec le recul, ou encore maintenant qu’on est en 2022, j’aurais fait ça différemment. La réponse de Louis a été sans équivoque: «D’avoir mis mes sœurs et ma mère de côté, pour les besoins dramatiques du film».
Il m’a expliqué qu’à ce moment, il avait envie de raconter l’histoire de ces hommes qui traînaient autour du gaz bar; envie de traiter de l’hommerie québécoise, de la questionner. Au fil de son travail, chacun des personnages féminins s’est peu à peu aminci et a fini par disparaître. Et il regrettait cela. Il aurait souhaité trouver une façon de mettre ces femmes de l’avant. Surtout que, en réalité, les gars n’étaient pas particulièrement à leur affaire! En fait, ce sont ses sœurs et sa mère qui ont donné le plus grand coup de main au gaz bar. On lui en a d’ailleurs parlé et fait quelques blagues là-dessus, dans sa famille. Louis me dira qu’il a voulu se reprendre plus tard, notamment avec son film Vivre à 100 milles à l’heure où il ramène le personnage de sa mère.
En entendant cela, je lui ai proposé de réintégrer dans mon adaptation certaines choses qu’il aurait aimé voir dans son film. J’ai donc plongé là-dedans et l’idée de ramener l’une de ses sœurs a rapidement émergé. Elle est maintenant la narratrice et, sans être le personnage principal, c’est un personnage central, à qui l’on s’identifie et on s'attache. Pour le personnage de la mère, on l’a considéré, mais on en est venu au même constat que Louis à la création du film. Celui du père est moins touchant, moins fragile, si tout à coup il a quelqu’un à ses côtés pour le soutenir en tout temps. Mais, avec le retour d’un personnage féminin fort, j’ai l’impression que les sœurs de Louis vont aimer la nouvelle proposition!
C’est Martin Drainville qui reprend le rôle du père, du «Boss», créé au grand écran par Serge Thériault. Comment avez-vous arrêté votre choix sur ce comédien ?
C’est une autre question que j’avais pour Louis: qui pourrait reprendre le flambeau de Serge Thériault, qui livre une performance absolument mémorable dans son film? C’est aussi LA question que l’équipe chez Duceppe avait pour moi quand je leur ai parlé de ce projet.
Louis m’a répondu qu’il ne voulait pas me donner de nom, mais qu’il avait peut-être une clé pour moi, une clé qui l’avait guidé quand il a fait le choix de Serge. Celle d’aller vers un clown, vers un comédien qui a un grand background comique. Les clowns ont un potentiel dramatique inexploité, on ne leur demande pas de toucher le tragique ni le dramatique, et ils cultivent ça en eux pendant des années. Quand, tout à coup, on leur offre la possibilité de le faire, ils plongent, à fond. Louis a senti que Serge Thériault avait ça en lui, c’est pour cette raison qu’il lui a fait confiance. Et l’acteur lui a livré exactement le personnage qu’il recherchait, parce qu’il avait envie de ce défi depuis très, très longtemps.
On a donc gardé cette clé en tête et on a identifié divers acteurs davantage collés à la comédie au fil de leur carrière. Finalement, nous avons contacté Martin Drainville, après discussion avec Édith Patenaude, qui signe la mise en scène, et après avoir confirmé avec Louis que Martin était une bonne personne pour incarner son père… ce qui l’a emballé!
Par ailleurs, je salue le guts de Martin, parce que pour un acteur ou une actrice ça peut être vertigineux de devoir recréer un rôle qui a déjà existé et qui fut à ce point applaudi par le public et la critique. Ça prend des nerfs d’acier pour replonger dans un truc comme ça! Je m’attendais à ce que, peut-être, il refuse, à cause justement du défi que ça représentait. Mais, je suis heureux qu’il ait accepté le rôle et tout aussi enchanté de le voir travailler et développer son propre Boss. Nous sommes franchement choyé·e·s d’avoir Martin dans notre équipe.
Pour les autres personnages, vous avez tenu des auditions libres. On ne voit pas ça souvent, au Québec. Comment ça s’est passé ?
La musique, qui était au cœur du film, occupe une place encore plus grande sur scène. Les acteur·trice·s-musicien·ne·s interprètent en direct une trame originale, folk-jazz, composée par Mathieu Désy. On cherchait donc des acteurs et une actrice également musicien·ne·s, de niveau intermédiaire à avancé. On a reçu plus de 300 demandes d’audition, autant de Montréal que de Québec, et les interprètes nous présentaient une partie théâtrale et une autre musicale.
Nous n’avions pas d’autres choix que de passer par des auditions ouvertes, car trouver des talents qui sont à la fois des acteur·trice·s de scène et des musicien·ne·s, qui jouent des instruments aussi variés que la guitare, l’harmonica, la basse, le piano, les percussions, c’était impossible… Ces auditions nous ont permis de découvrir des artistes absolument formidables et, sans ce processus, nous n’aurions jamais pu atteindre le niveau que l’on a.
Pourquoi Gaz Bar Blues sur scène vaut le déplacement, selon vous ?
Parce qu’on en a fait un événement, tout simplement! [rires] En fait, c’est toujours la question que nous nous posons, Jean-Simon [Traversy] et moi, quand nous faisons nos choix: pourquoi les gens voudront-ils se déplacer pour voir ce spectacle? D'autant plus quand il s’agit de l’adaptation d’un film ou d’un roman. Il faut que, scéniquement, ce soit fort, que ce soit une célébration et que les deux versions de l’œuvre soient complémentaires.
De plus, on voulait miser sur la musique, si importante et tellement présente dans l’histoire familiale et dans l’œuvre de Louis. Dans une forme d’hommage aux Bélanger, Édith Patenaude et moi avons donc développé un spectacle de théâtre musical — pas celui de Broadway, avec des chansons et tout! — mais plutôt un hybride entre une pièce de théâtre et un show de blues ou de jazz. Nous avons réussi à créer un spectacle qui sera une expérience différente du film, et qui, à mon humble avis, vaut le déplacement!