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Duceppe
Éditorial

Duceppe | 50 ans en résonance

20 avril 2022

Lorsqu’il fonde la compagnie qui portera son nom, Jean Duceppe est puissamment habité par une conviction: l’appartenance du Québec à l’Amérique du Nord. À une époque où l’écriture dramatique d’ici, bien qu’en plein essor, dispute surtout la scène aux œuvres européennes, l’acteur-entrepreneur pense plutôt que la sensibilité, les valeurs, et les rapports au langage et à l’histoire qu’entretient la société québécoise sont résolument nord-américains. S’inscrivant dans cette logique, sa décision de ne plus utiliser les adaptations de pièces étatsuniennes réalisées en France va inaugurer en peu de temps une pratique locale de la traduction jusqu’alors inexistante. Son rapport au territoire, le fondateur le rêve large aussi: dès les débuts, en 1973, la tournée fait partie de l’ADN de la compagnie, une avenue alors très peu empruntée par les grands théâtres montréalais.

Suivant une formulation qui a fait date, c’est un théâtre «d’identification et d’émotion» que Duceppe souhaite ériger, un endroit où se déploient des univers dramatiques devant lesquels un vaste public est susceptible de se reconnaître et d’éprouver joie, indignation, tristesse, compassion. Brasser sans agresser, attirer un public peu habitué à fréquenter les salles de théâtre, lui donner le goût de revenir: voilà le credo. Cette posture essuiera des critiques, révélant des désaccords au sein du milieu théâtral sur ce qui constitue ou non un théâtre «populaire». Chose certaine, dans la durée, le pari est amplement relevé : en 50 ans, c’est plus de 6,5 millions de spectateur·trice·s qui ont assisté à une production de la maison.

La volonté première de combler le fossé entre la scène et la salle, de réduire la distance et d’offrir un théâtre en résonance demeure manifeste sous la direction artistique de David Laurin et Jean-Simon Traversy, dont les choix tiennent compte de l’évolution de la société comme de celle du théâtre. Il est clair pour moi que J’aime Hydro (2019-2022, une production de Porte Parole) ou Manuel de la vie sauvage (2022), par exemple, sont de grandes œuvres populaires d’aujourd’hui, des pièces engageantes dont les formes pouvaient encore être considérées il y a peu comme relevant de l’expérimental pour plusieurs.

La saison 2022-2023 est entièrement constituée de créations, ce qui n’est pas inédit dans l’histoire de la compagnie: on peut penser à la saison 2009-2010 par exemple, où cinq nouveaux textes québécois avaient été offerts au public. Car, si Jean Duceppe programmait surtout des textes étrangers, son successeur, Michel Dumont, a ouvert la porte à de jeunes auteur·trice·s d’ici, aujourd’hui bien établi·e·s, contribuant à faire croître ce qui constitue aujourd’hui le répertoire national.

Bien qu’elles s’inscrivent résolument dans le présent, les créations qui composent cette 50e saison qui s’amorce nous permettent d’ouvrir quelques fenêtres sur le passé et de suivre certains fils thématiques qui traversent toute l’histoire de Duceppe.

Avec Mama, c’est l’arbre généalogique élargi comme réseau de tensions et d’affection qu’explore l’autrice Nathalie Doummar. Voilà un terreau riche, cultivé aussi bien par un Tchekhov (La cerisaie, 2006) que par un René-Daniel Dubois (Le printemps, monsieur Deslauriers, 1987) ou un Serge Boucher (Excuse-moi, 2010). Nathalie nous propose un monde de femmes de différentes générations, où la solidarité et la rancœur cohabitent: le spectre de nos Belles-sœurs nationales, repris notamment chez Duceppe en 1993, n’est pas bien loin. Mais la créatrice nous rappelle aussi que les enjeux familiaux, sociaux ou économiques, trop souvent qualifiés d’universels, doivent aussi être examinés à travers leurs échos spécifiques au sein de différentes communautés culturelles: le souvenir récent d’Héritage, de Lorraine Hansberry (2019), en constitue l’éclatante preuve.

Les Belles-Soeurs de Michel Tremblay, saison 1992-1993, © André Panneton


Accueillir le Projet Bocal relève d’une forme de délire: ne reculant devant aucune effronterie, le trio formé de Sonia, Raphaëlle et Simon le prouve bien en décidant de faire un gros show sur le fait qu’il est en train de... monter un gros show chez Duceppe! Si, depuis 50 ans, c’est plutôt le registre de la comédie dramatique qui a eu la cote, on ne doit pas oublier que c’est ici que sont nés les tragicomiques et absurdes Voisins de Claude Meunier et Louis Saia en 1980. Ni que le monde du spectacle et du théâtre, avec ses jeux de coulisses et ses émotions exacerbées, adore se prendre lui-même comme objet, comme l’ont déjà prouvé Yves Desgagnés avec Le nombril du monde (1997), Isabelle Doré avec Le soir de la dernière (1999) ou encore Neil Simon avec Les Sunshine Boys (1982 et 2008), pour ne nommer que ces dramaturges-là. Allons-y, c’est l’heure: Showtime!

Le monde de Gaz Bar Blues, c’est à bien des égards celui des oublié·e·s de l’Histoire et du capital. Il me rappelle deux œuvres marquantes des débuts de la compagnie, pour des raisons différentes. Je pense évidemment à La mort d’un commis voyageur, d’Arthur Miller, joué en 1973 puis en 1983 et en 1999; Jean Duceppe avait trouvé en Willy Loman, le lessivé du rêve américain, un rôle à sa mesure. Mais flotte aussi l’ombre des Crasseux, d’Antonine Maillet (1974), une belle fable sur l’exploitation des classes populaires pour laquelle Duceppe avait vu trop grand, ce qui l’avait mené près de la faillite. Surmonter ce premier échec avait été une sorte de passage obligé qui, en forçant la compagnie à solidifier ses méthodes de fonctionnement, lui avait finalement permis d’assurer son avenir.

Manikanetish, de Naomi Fontaine, est un récit de la fragilité: celle des communautés des Premières Nations, mais aussi celle de l’adolescence, de notre santé mentale, de nos convictions lorsque nous nous retrouvons confronté·e·s à la douleur et à la détresse des autres. Toutes choses dont il faut prendre soin. Le fait que certains thèmes comme l’éducation ou le potentiel salvateur de l’art aient pu résonner dans le passé ne saurait faire oublier le caractère fondamentalement inédit de la présence ici d’une autrice, d’interprètes, de concepteur·trice·s et de personnages autochtones après tant d’années de silence généralisé. Nous sommes collectivement engagé·e·s dans un processus historique qui doit se déployer sur toutes les scènes, théâtrales et autres. 

L’Histoire et ses grands personnages nourrissent la dramaturgie depuis belle lurette. Se sont réincarnées chez Duceppe des figures comme Maurice Duplessis et Joseph Charbonneau (Charbonneau et le chef, 1973, 1986 et 2004) ou encore le cardinal Mazarin (Le diable rouge, 2013), mais aussi bon nombre d’artistes comme Mozart et Salieri (Amadeus, 2009), Ernest Hemingway (Dans l’ombre d’Hemingway, 2011) ou encore la charismatique mais limitée chanteuse Florence Foster Jenkins (La Casta Flore, 2007).

Amadeus de Peter Shaffer, saison 2008-2009, © François Brunelle

On connaît l’intérêt de Robert Lepage pour les grandes figures créatrices: Léonard de Vinci, Miles Davis, Jean Cocteau, Hans Christian Andersen... Aborder aujourd’hui Riopelle lui permet de traverser un demi- siècle de vie artistique, mais aussi culturelle et intellectuelle.

C’est qu’il s’en passe, des choses, en 50 ans...

Alexandre Cadieux,
spécialiste du théâtre québécois