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Tchernobyl en 10 points

13 février 2024

Dans le spectacle Moi, dans les ruines rouges du siècle on évoque la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Le père de Sasha y est d’ailleurs envoyé après le désastre. Retour sur cette tragédie dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.

Source: Centre du Théâtre D'Aujourd'hui

L'explosion de la centrale ukrainienne de Tchernobyl, le 26 avril 1986, reste le plus grave accident nucléaire et industriel à avoir eu lieu. Ce jour-là, les radioéléments recrachés par la centrale, affectent des millions de personnes, polluent les trois quarts de l'Europe et sont même détectés jusqu'aux États-Unis et au Japon. Officiellement, il n'y a que 237 blessés et 31 morts, dont 29 par irradiation aiguë. Cependant, des données officielles font état aujourd'hui de 15 000 à 30 000 personnes tuées et de plusieurs millions d'invalides. Près de 25 ans après le drame, les causes exactes de la catastrophe ne sont toujours pas élucidées. Beaucoup d'hypothèses ont été envisagées, décortiquées dans des conditions souvent difficiles. Selon certains observateur·ice·s, le KGB (service de renseignement soviétique) a falsifié et supprimé de nombreuses pièces à conviction. Les services secrets auraient également mis «en sécurité», à Moscou, les boîtes noires contenant les enregistrements des derniers dialogues entre les opérateurs du quatrième bloc où l'explosion s'est déclarée.

1- Le jour du 26 avril 1986

La catastrophe de 1986 se résume tragiquement à une succession d'erreurs et de négligences humaines ayant mené à l'échec d'un «simple» test. En effet, un programme d'essais visant à tester un circuit de secours du quatrième réacteur de la centrale tourne à la catastrophe. Les règles de sécurité ayant été contournées à plusieurs reprises, le réacteur explose le matin du 26 avril à 1h23 minutes et 40 secondes. La dalle de près de 3000 tonnes qui recouvrait l'édifice est retournée comme une crêpe, laissant s'échapper une colonne de fumée de plus d'un kilomètre de hauteur. Au final, il a fallu 15 jours à des équipes spécialisées pour éteindre la trentaine de feux qui avaient éclaté sur le toit après l'explosion et pour étouffer la réaction nucléaire. Une trentaine d'hélicoptères militaires ont ainsi déversé dans la centrale éventrée plusieurs milliers de tonnes de sable, d'argile, de plomb, de bore, de borax, de dolomite et de produits coagulants pour empêcher les poussières ionisantes de s'envoler.

2- Les liquidateurs, ces hommes transformés en «robots biologiques»

Face à cette situation de crise, l'URSS refuse toute aide internationale. Elle se replie alors sur ce qu'elle possède en grande quantité: des hommes. Au total, entre six cents mille et huit cents mille soldats, officiers et réservistes sont envoyés à la centrale. Les autres sont des ouvriers, des paysans ukrainiens ou biélorusses et des mineurs de la région de Donetsk, dans l'est de l'Ukraine. Le pouvoir a autant besoin de leurs bras que de leur courage.

Au moment de l'explosion du quatrième réacteur, personne sur les lieux ne sait réellement comment refroidir le magma nucléaire et stopper les émissions d'isotopes. Les hommes sur place doivent improviser. Du matin au soir, entre cent et deux cents militaires se relaient par équipe de six ou huit sur le toit du réacteur endommagé. Ils exécutent des opérations de nettoyage consistant à déplacer à mains nues ou à la pelle des déchets radioactifs. Leurs sorties sur le toit durent au maximum 10 minutes. Pourtant, certains hommes absorbent une forte dose au bout de seulement 10 secondes.

Un groupe de liquidateurs s'entraidant pour enfiler un équipement de près de 35 kg. Des tabliers de plomb recouvrent la poitrine et le dos pour protéger la moelle épinière. Photo: Kostin Igor/RIA NOVOSTI/AFP

3- Un sarcophage de 300 000 mètres cubes de béton et de 6000 tonnes de métal

Dès les premières semaines, des hommes commencent à construire un sarcophage en béton autour du réacteur. Pour une fois, ce ne sont pas des soldats, mais des ouvriers spécialisés venus de toute l'URSS. Il faut absolument empêcher la radioactivité de continuer de se diffuser et le pouvoir n'hésite pas à sacrifier les meilleurs hommes. À la fin de l'automne, la construction du sarcophage s'achève. La radioactivité est désormais enfermée. Dans le monde entier, évidemment, les doutes subsistent.

4- Catastrophe cachée et exode tardif

Les médias officiels ne parlent pas immédiatement de la catastrophe de Tchernobyl. Le 26 avril, le ministère de l'Éducation nationale fait même passer une circulaire pour rappeler la présence obligatoire des élèves dans les établissements scolaires. Le lendemain, sur les ondes radio, il est suggéré de fermer les fenêtres pour empêcher les poussières radioactives de rentrer dans les maisons. Ce n'est qu'au deuxième jour que la vérité est dévoilée. À Pripiat, à trois kilomètres de la centrale, on annonce aux gens qu'ils disposent de deux heures pour rassembler leurs affaires et partir. Même si les autorités leur expliquent les conséquences de l'explosion sur leur santé, les citoyens protestent, résistent. Entre le 27 avril et le 7 mai, 2 villes et 77 localités, situées dans un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale, sont vidées de leurs habitants. Cette zone d'exclusion couvre une superficie de près de 300 000 hectares, à cheval sur les territoires ukrainien et bélarusse. Officiellement, toute vie y est bannie.

5- Faire la guerre à l'invisible

Au tout début, des équipes spécialisées estiment que, certaines zones étant trop contaminées, des robots doivent être utilisés pour accomplir les tâches les plus dangereuses. Mais, la réalité rattrape rapidement les troupes: ni les robots, ni les ordinateurs ne peuvent plus rien pour les hommes sur le terrain. Les circuits électriques sont littéralement pulvérisés par la radioactivité. Les hommes demeurent la seule alternative possible. Ces derniers avancent alors en sol contaminé, sans savoir s'ils sont «blessés». L'ennemi est partout et rien ne l'arrête: la radioactivité est invisible, inodore, incolore. Elle se diffuse de manière homogène et aléatoire.

6- «Nettoyer» et «enterrer» les villages

Les hommes sont envoyés par blindés recouverts de feuilles de plomb dans les villages près de la centrale. Ils sont chargés de laver tous les édifices du secteur à la lance à eau pendant des heures. Une fois désinfectées, les maisons sont soulevées par des grues et jetées dans une fosse creusée à cet effet. Des témoins racontent qu'on pouvait entendre le bruit des objets et des meubles se casser, bref le bruit de toute une vie s'effondrer. De façon totalement absurde, tout est littéralement enterré: les arbres, les habitations, les véhicules. Les hommes retournent même la terre avant de l'enterrer et de boucher les puits. Lors de ces opérations, plusieurs hommes ont ainsi atteint le seuil maximum d'absorption de radioactivité par le corps.

7- Un procès d'apparences

Un matin de 1987, le directeur de la centrale, Viktor Brioukhanov, l'ingénieur en chef Nikolaï Fomine et 4 autres personnes sont arrêtés à leur domicile et jetés en prison. Leur procès se déroule à huis clos et se termine en juillet 1987. L'accusation insiste sur le manque de préparation du test de sécurité et sur l'absence de responsable à ce moment-là. Les deux hommes expliquent qu'ils ne sont pas responsables, sans jamais évoquer le Régime, la corruption ou la bureaucratie. Ils n'osent pas. Le pouvoir a besoin de boucs émissaires et ils se laissent conduire au supplice sans trop résister. Brioukhanov et Fomine sont condamnés à 10 ans de prison et on les envoie dans des camps de travail. On évite de trop en parler. Selon Igor Kostine, connu pour s'être dévoué à photographier la catastrophe, «les hommes sont des robots, encore une fois, mais à Tchernobyl, on a vu le communisme commencer à mourir de ses paradoxes».

8- La clinique numéro 6 et développement de certaines maladies

Au moment de la catastrophe, on transfère les malades les plus graves et tous les grands irradiés à Moscou, à la clinique numéro 6. Certains reçoivent des greffes de moelle osseuse, quelques-uns sont gardés dans des environnements stérilisés, d'autres ont des membres atrophiés et sont couverts d'ulcères. Cependant, la grande majorité des victimes ne se trouve pas dans les cliniques moscovites spécialisées. Les victimes arpentent davantage les rues de l'Ukraine et de la Biélorussie. Dans les années qui ont suivi la catastrophe, le nombre de certaines pathologies a explosé. Le nombre de cancers de la glande thyroïde s'est vu multiplié par 10 en 10 ans, surtout chez les adolescent·e·s.

L'une des principales conséquences de l'accident de Tchernobyl serait cependant la détresse psychologique. Facteur aggravant: le niveau de vie n'a cessé de chuter dans les sociétés postcommunistes ravagées par de profondes crises économiques, politiques et sociales. Au milieu de cette névrose collective, les suicides, les problèmes d'alcoolisme, le sentiment permanent de peur, les avortements récurrents accablent également ces sociétés.

Dès les premiers mois suivant la catastrophe, des spécialistes ont aussi étudié le lien possible entre la radioactivité et d'éventuelles mutations génétiques. Le professeur Viacheslav Konovalov, généticien ukrainien, est l'un des spécialistes qui ont recensé le plus de cas d'anomalies congénitales. Les malformations à la naissance ont été nombreuses: malformations des membres, du foie ou de la colonne vertébrale. Les mutations d'ADN et les leucémies sont également plus fréquentes chez les enfants d'Ukraine et de Biélorussie que partout ailleurs. La catastrophe est inscrite dans le corps de ces gens, elle se transmet, elle devient une sorte d'héritage.

9- Aujourd'hui, vivre dans la zone interdite

Quelques milliers de personnes ont choisi de revenir dans les zones interdites à l'habitation. On les appelle des Samisioly («ceux qui se sont installés d'eux-mêmes»). Ils chassent pour manger et ont un petit potager, radioactif bien entendu. Quand les conversations sont graves, il est possible de les entendre dire: «Nous vivons dans un cercueil». Témoin de cette impuissance, le photographe Igor Kostine les entend dire qu'ils se sentent oubliés, abandonnés, inutiles de l'autre côté du barbelé. Mais tous préfèrent vivre ainsi. Ils vivent comme ils ont toujours vécu. À Kiev, où beaucoup de gens ont été relogés à la hâte en 1986-1987, on les a accusés d'être radioactifs, on avait peur d'eux. C'est pourquoi certains d'entre eux ont décidé de revenir dans leur village natal. En Russie et en Biélorussie, des familles entières habitent donc leur maison qu'ils ont retapée et redressée. La radioactivité est souvent près de trois cents fois plus élevée que la norme autorisée. Les autorités ne réagissent pas.

10- Les silences et les mensonges de Tchernobyl

Jusqu'au bout, les autorités ont tenté de cacher, puis de minimiser la catastrophe, aggravant ainsi ses conséquences. Le comité central du Parti communiste de l'Union soviétique avait même adressé une résolution à toutes les capitales des pays du Bloc de l'Est stipulant: «D'après les données des organisations soviétiques compétentes, le niveau de radiation dépasse quelque peu les normes admises, mais pas suffisamment pour l'adoption de mesures spéciales de défense de la population.» C'est finalement la Suède, inquiète des hausses spectaculaires de la radioactivité sur son territoire, qui a forcé l'URSS à reconnaître publiquement qu'il s'était passé quelque chose à Tchernobyl.

Cette volonté de masquer la vérité est à l'image des moyens d'action entrepris par l'État afin de préserver l'infaillibilité du Parti, de ses installations et de ses projets d'envergure. En voulant ainsi préserver son image, l'URSS a condamné plusieurs personnes à une mort imminente.

Finalement, l'explosion nucléaire de Tchernobyl a ébranlé un régime déjà vacillant et a certainement contribué à sa chute en 1991. Tchernobyl a cristallisé tous les démons de ce système corrompu: culte du secret et de l'ordre, peur des responsabilités et manque de respect pour l'individu. Économiquement, ce fut aussi un coup dur pour l'URSS, déjà affaiblie financièrement par sa course éperdue lors de la guerre froide.

En Europe et à travers le monde, Tchernobyl a renforcé les mouvements écologiques et a favorisé une prise de conscience des populations. Le développement nucléaire a ainsi été freiné dans de nombreux pays. Paradoxalement, les pays les plus touchés à l'est par la catastrophe sont les premiers à miser, encore aujourd'hui, sur le nucléaire. En Ukraine, l'essor de cette industrie n'a connu qu'un bref ralentissement. Le profond chaos économique de cette décennie explique en partie la volte-face de Kiev. L'énergie atomique reste bon marché et garante d'une relative autonomie pour cette capitale. La République tchèque, la Hongrie, la Lituanie, la Bulgarie, la Slovaquie, la Roumanie, la Slovénie et l'Arménie possèdent également des centrales nucléaires héritées de l'Union soviétique. Leur sécurité reste douteuse en dépit des aides occidentales à la modernisation. La Russie, quant à elle, espère doubler la puissance de ses centrales d'ici 2030. Sur ses 29 réacteurs, 11 sont semblables à ceux de la centrale ukrainienne accidentée. Plusieurs spécialistes soutiennent que le pays n'a plus les moyens de les entretenir et que peu importe les risques, on continue à mentir sur la sécurité nucléaire. Pour l'image. Par fierté.

Références:
COUMARIANOS, Philippe. 2000. Tchernobyl: après l’apocalypse. Paris: Hachette.
KOSTINE Igor. 2006. Tchernobyl, confessions d’un reporter. Paris: Éditions Les Arènes.
Agence France-Presse, Jean Raffaelli, «Le Kremlin avait été averti sept ans avant la catastrophe nucléaire des dangers de Tchernobyl», 27 décembre 1993

L'implantation des centrales nucléaires en URSS

Dès son instauration, le régime communiste a été obsédé par des idées de domination et de puissance: les bolcheviks rêvaient de devenir non seulement les maîtres des hommes, mais aussi de la nature, les maîtres de l'univers. «Le communisme, c'est le pouvoir soviétique plus l'électrification de tout le pays», proclama Lénine en 1920 en ordonnant la création d'une commission d'État chargée de la mise en œuvre d'un programme. Au-delà des besoins réels de l'industrie, l'électrification était porteuse d'un message hautement symbolique: les communistes donnaient la lumière au peuple.