Faire chanter la machine, un billet de Maxime Brillon
7 mars 2023On a demandé à Maxime Brillon, l’auteur de Tony vend des billets, de nous rédiger un bref survol de l’histoire de la billetterie. Il nous dévoile, entre autres, le livre qui a inspiré l’écriture de la pièce, cite Taylor Swift, mais aussi Led Zeppelin pour finalement nous parler du langage informatique conçu pour les imprimantes BOCA. Un excellent préambule qui donne le ton pour ce spectacle en 5 à 7!
Un texte de Maxime Brillon
Faire chanter la machine
C’était pendant un Festival de Jazz.
Je pense que c’est l’année où j’ai découvert King Shabaka et les Sons of Kemet.
Je travaillais à la billetterie, et on avait changé temporairement ma Boca, mon imprimante à billets, pour une plus grosse, plus rapide, un gros tank.
De l’efficacité assurée.
J’avais l’habitude d’être bercé par le même mantra, toujours le même, enveloppant: celui des billets qui sortent en accordéon, alphabétiques, croustillants – tu tu, ti duuuuu – prêts à être déchirés et placés dans un petit classeur avec de petites bobépines grises, froides.
Sans oublier la légère odeur de papier brûlé par la tête d’impression thermique…
Pour vivre partiellement l’expérience: 36 minutes of soothing BOCA printer printing sound
«La chanson qu’on veut toutes et tous entendre».
La nouvelle imprimante avait son chant à elle, curieusement plus aigu, soprano. J’ai fouillé le PDF de son manuel en ligne pour voir si c’était possible de lui ralentir la voix, de la faire revenir à la bonne vitesse, à la bonne note, celle que je connaissais. Ça a commencé là, cette idée de faire chanter la machine, en plein milieu d’une entrée en salle où plus tard un client m’a dit en récupérant ses billets: «Vous pourriez nous sourire au moins, c’est la moindre des choses».
J’ai le neutre sévère, et la tête pleine de moteurs, monsieur.
Ensuite, Tony, le vrai, celui que vous allez découvrir en venant (oui, oui) voir la pièce, m’a suggéré un livre: «Ticket Masters : the Rise of the Concert Industry and How the Public Got Scalped». J’y suis revenu quatre ans plus tard, pour réactiver mes souvenirs et mon amour pour Tony, pour le métier, pour les gens qui soutiennent le milieu du bout de leurs bras dans une passion partagée des spectacles et une invisibilité totale.
Le livre parle à la fois des machines et de la machine à billets, celle qui tend à s’agglomérer de plus en plus en une seule méga-machine, celle qui fait se fâcher avec raison les fans de Taylor Swift et qui semble refaire scandale cycliquement à chaque dizaine d’années.
J’y ai découvert qu’en 1867, des personnes faisaient la file à 8 heures du matin pour acheter des billets lors de la tournée américaine de Charles Dickens – le Rolling Stones de l’époque – et qu’on s’y plaignait déjà des revendeurs qui avaient acheté les meilleures places.
J’y ai découvert l’histoire de Dorothy McLaughlin, une ingénieure informatique autodidacte qui est l’inventrice du système Select-A-Seat qui permet aux client·e·s de choisir via un plan de salle leur place attitrée, et qui, comme beaucoup d’autres inventrices, s’est fait voler et avaler l’idée quelques années plus tard par une méga-machine.
J’y ai découvert qu’on ne savait pas trop où placer les nouvelles billetteries qui sont nées avec les avancées informatiques, le développement des réseaux – et éventuellement l’Internet – qu’il fut un temps où l’on pouvait acheter une paire de billets pour Led Zeppelin près d’une canne de tomates en dés.
J’y ai aussi et surtout découvert le Grateful Dead Ticket Sales, les irréductibles gaulois de la billetterie, les derniers à survivre au monopole inévitable des méga-machines. J’ai admiré l’audace de leur entreprise familiale, anarchique, leurs rapport direct aux fans qui leur envoyaient des enveloppes décorées de dessins psychédéliques, véritables précurseurs de l’explosion Indy qu’a réanimée l’effervescence des premiers temps d’Internet, avant que lui aussi ne s’agglomère, se concentre, se fasse ravaler.
Le langage informatique conçu pour les imprimantes Boca, celui qui permet de designer des billets sans interface graphique et que j’ai sommairement exploré, porte le fabuleux nom de Friendly Ghost Language.
Comme si on chuchotait à un gentil petit fantôme au fond de l’imprimante pour lui dire allez, vas-y, sors-moi une paire de billets en Arial Bold 12.
Et ce langage existe encore, en filigrane, susurrant derrière les imprimantes à billets d’aujourd’hui.
Tout ce système, les machines en réseaux dans la méga-machine, a été plusieurs fois recyclé, mâché, remanié, mis en tas : ça donne rapidement une pâte inodore, dure, morte, on s’y perd dans un dédale d’argent, de chiffres qui montent, de paradis fiscaux, mais en tendant un peu l’oreille on peut l’entendre, le fantôme, sa spécificité, ses idées, son chant à lui, la machine qui parle encore l’humain, pleine d’imperfections et de phrases trop longues.
Mais d’ici là va falloir s’y plier un peu (oui, oui), à la méga-machine, pour vous acheter un billet et venir voir notre spectacle.
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Accepter son neutre sévère et sa tête pleine de moteurs qui chantent.