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Duceppe
Entrevue

Entrevue avec Jean-François Bélisle: Étonnant Riopelle!

14 avril 2023

Entrevue avec Jean-François Bélisle, directeur général et conservateur en chef du Musée d’art de Joliette. On discute de Riopelle et de son influence qui transcende les frontières de l’art.

Considéré comme l’un des plus grands peintres de l’histoire du Québec, aussi graveur et sculpteur, Jean Paul Riopelle est l’un des premiers artistes québécois à être reconnu sur la scène internationale. Cosignataire du manifeste Refus global, il a marqué notre histoire, laissant une empreinte qui transcende largement les frontières de l’art. À l’occasion des célébrations du Centenaire de Riopelle, le Musée d’art de Joliette (MAJ) propose Un lieu de mémoire: Contextes d’existence jusqu’au 14 mai 2023, une exposition qui voyagera vers le Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul cet été. «On s’attaque à un aspect très spécifique de la carrière de Riopelle, limitée dans le temps, et qui présente un point de contact très intéressant avec la pièce produite chez Duceppe», exprimera Jean-François Bélisle, directeur général et conservateur en chef du MAJ. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous en dise davantage.

Propos recueillis par Isabelle Desaulniers

Expliquez-nous ce point de rencontre entre votre exposition et Le Projet Riopelle chez Duceppe?

Notre projet est né de l’idée que Riopelle est un Canadien qui a peu vécu au Canada, finalement, mais qui n’est pas français, même s’il a passé quelque quarante années en France, ni américain, même s’il a résidé à New York et partagé sa vie avec l’artiste-peintre Joan Mitchell. C’est une espèce de bibitte migratoire très intéressante pour son époque. Nous sommes donc parti·e·s de cette notion de migration pour voir comment son contexte de création a influencé ses œuvres. Le fait d’être le Canadien à Paris, ou le Français à New York a eu quel impact sur sa production artistique?

«Ce qui nous est apparu très rapidement, c’est que le plus important dans les migrations de Riopelle, et dans sa façon de créer et d’interagir, était son lien avec les humains. Quel que soit le contexte, ce n’était pas l’architecture du coin ou la qualité du steak au poivre qui l’influençait!»

Oui, le contexte de création et de vie, l’atelier, le quartier où il habite, la langue ont un rôle. Mais, assez vite, on réalise que ce sont bien davantage les gens qu’il rencontrait, qu’il côtoyait et qui devenaient des ami·e·s proches et des amoureuses, comme Joan Mitchell, qui ont eu un impact sur son œuvre.

L’autre chose que nous avons souhaité mettre de l’avant est le fait que la migration de Riopelle était très typique du modernisme. C’était un homme, blanc, relativement privilégié, qui bougeait parce qu’il en avait envie et pouvait se le permettre. Alors qu’habituellement, quand on pense à l’influence du contexte et de la migration, c’est différent, surtout aujourd’hui. On a en tête des gens qui sont contraint·e·s de migrer pour des raisons économiques ou humanitaires. Nous avons donc voulu mettre en lumière ces deux réalités, ces deux types de déplacement, en exposant côte à côte certaines œuvres de Riopelle et celles d’artistes femmes ou non-binaires de partout sur la planète, qui ont vécu des exodes obligés et abordent cette influence dans leur travail.

Quel corpus de Riopelle avez-vous privilégié dans cette exposition?

Nous nous sommes concentré·e·s sur un corpus vraiment intéressant que Riopelle a créé à Paris en 1967, une période où il faisait de la gravure. Il travaillait alors avec un imprimeur réputé, et en cours de production, un processus qualitatif éliminait les mauvaises impressions. Aussi, souvent, les premières et les dernières copies n’étaient pas assez bonnes pour être utilisées. Riopelle récupérait tous ces extras, les déchirait et en faisait des collages qu’il venait rehausser ensuite avec de la peinture, du crayon, de l’encre.

Ce sont des œuvres vraiment exceptionnelles que l’on ne voit jamais, qui ne sont pas au panthéon, comme celles en drippe* et à la spatule que tout le monde vénère. Dans l’idée de refléter le monument moderniste qu’est Riopelle, nous avons préféré présenter une production moins connue, qui est, selon moi, plus intéressante au niveau créatif, au niveau du traitement des couleurs et de la combinaison de techniques. Des œuvres à la limite précurseures de ce qu’il fera avec L’Hommage à Rosa Luxemburg, qui sont physiquement moins exigeantes que celles qu’il peignait le nez collé sur un tableau à l’huile ou à l’acrylique, à faire de la spatule ou du dripping pendant des heures et des heures. Ce sont des réalisations qui sont aussi très innovantes dans leurs méthodes et qu’il faisait instinctivement, souvent avec une brocheuse et un bâton de colle.

Que pouvez-vous nous dire de la fresque L’Hommage à Rosa Luxemburg qui a servi de canevas à Robert Lepage pour le spectacle?

Huguette Vachon [la dernière compagne de Jean Paul Riopelle], m’a raconté que quand il a exécuté cette œuvre, ç’a été un moment de création extrêmement intense.

«Riopelle s’est enfermé et a commencé à travailler sans ressortir du studio avant d’avoir terminé. Pour Huguette, ça lui semblait être plus une obsession qu’un joyeux moment de création.»

Quelque chose devait sortir et je pense que l’importance physique de l’œuvre le démontre. Il y a quelque chose d’un peu maniaque dans la réalisation d’une fresque de cette taille.

L’Hommage à Rosa Luxemburg évoque également cette idée de migration, avec ces oies qui sont partout. Je ne sais pas si Riopelle se voyait lui-même dans cet oiseau migratoire, mais c’est très possible. Selon moi, l’une des choses qui lui importaient, outre le déplacement, était l’aspect du temporaire. Avec la mort de Joan Mitchell, son passage dans sa vie s’est terminé. Comme un oiseau migratoire qui passe et qui n’est plus là. Il y a quelque chose de très poétique dans ça.

Une chose significative que la plupart de gens ignorent de l’artiste?

Son lien avec les humain·e·s. Il y a des personnes significatives à chaque chapitre de sa vie. Champlain Charest en est un bon exemple. Les réflexions qu’ils avaient ensemble, les découvertes qu’ils faisaient tant au niveau du vin, de l’art que de l’expression artistique, ce sont des moments qui ont très fortement marqué Champlain Charest.

«Mais c’était l’humain, le personnage plus grand que nature qu’était Riopelle qui impressionne. Oui, ses œuvres sont exceptionnelles, c’est un artiste majeur, mais c’était l’humain qui marquait.»

Et je pense que c’était réciproque et que Jean Paul Riopelle était tout aussi marqué par ses rencontres. On a mis beaucoup d’emphase sur ses paysages, sur sa nordicité, sur ses allers-retours entre le Québec et la France. Personnellement, j’ai l’impression que ce qui a motivé tout ça, ce sont les individus qu’il connaissait à chaque endroit, de chaque côté de l’océan. C’est une des choses que je trouve très belles dans son œuvre.

Pouvez-vous nous parler de l’impact qu’il a eu sur la peinture au Québec, mais aussi sur la culture et même l’identité québécoise?

Riopelle a eu un impact sur la peinture et sur l’histoire de l’art au Québec. Il est comme l’enfant prodige du Refus global combiné à un aspect de «nul n’est prophète dans son pays».

«Je pense qu’il a eu un impact énorme sur la société, mais je ne sais pas à quel point on le doit à ses œuvres. C’est peut-être davantage la concrétisation en une seule personne de l’arrivée du modernisme au Québec.»

Et comme il n’était pas ici, avec nous, on pouvait projeter plein de choses sur lui, sur ce personnage. La société québécoise des années 40, 50 ou 60 s’est tellement transformée qu'il a été facile de le dépeindre en héros de cette métamorphose. Et ce n’est pas une critique du tout, on a souvent besoin d’une figure emblématique dans les grands changements de société.

Ce que je remarque, c’est que tout le monde connaît Riopelle et à l’occasion du Centenaire on voit beaucoup ses réalisations. Cependant, il y a 10 ans, on connaissait son nom, mais peu son œuvre. Sauf, peut-être, ses tableaux à la spatule et au dripping des années 50. Mais, quand je présentais ceux des années 70 ou 80, les gens étaient incapables de dire qu’ils étaient de Riopelle. Je crois, personnellement, que l’une des raisons de cette méconnaissance est que l’on a tellement mis l’emphase sur le héros des années 50 dans la transformation de notre société, qu’il a été difficile de compléter ou de complexifier ce message.

Pour un·e néophyte, par où commencer pour aborder ses œuvres?

Je me laisserais surprendre. Quand on arrive à un tel niveau de réputation, il y a une aura autour de soi qui fait que le public s’attend à certaines choses. Je tenterais d’oublier mes idées préconçues, de ne pas chercher l’influence des années 50, ne pas essayer de voir son œuvre de façon évolutive… Je m’efforcerais plutôt de rester ouvert et je me laisserais surprendre par les différentes périodes et les divers types de travaux de Riopelle. Il y a beaucoup de choses étonnantes!

*Explication via wikipédia: Dans les arts plastiques, le dripping (de l'anglais to drip, «laisser goutter») est une technique consistant à laisser couler ou goutter de la peinture, voire à projeter celle-ci sur des toiles ou surfaces horizontales de façon à obtenir des superpositions de plusieurs couleurs d'un même spectre. Cette technique, utilisée par bien des artistes, est constitutive de l'action painting ou «peinture gestuelle».