Entretien avec le metteur en scène Olivier Arteau
29 août 2024«Personne n’est à l’abri de l’emprise.»
En ouverture de la saison 2024-2025, Olivier Arteau s’attaque à la pièce Les gens, les lieux, les choses du dramaturge britannique Duncan Macmillan. Orchestrant une expérience théâtrale à la fois réaliste et sensorielle, il dirige une dizaine de comédiennes et comédiens, dont Anne-Élisabeth Bossé dans le rôle central d’Emma.
Propos recueillis par Isabelle Desaulniers
Le personnage principal d’Emma est une actrice toxicomane dont l’univers bascule un soir de représentation. D’une redoutable intelligence, aussi vulnérable qu’entêtée, voilà une formidable et complexe partition pour une comédienne. C’est à Anne-Élisabeth Bossé que vous avez confié ce rôle. Pourquoi ?
Le personnage d’Emma est assez antipathique. Elle est réfractaire aux gens qu’elle rencontre et peut devenir imbuvable. Alors que pour Anne-Élisabeth, on ressent tou·tes une espèce d’amour de base! C’est une comédienne pour qui on a beaucoup de sympathie, une personne sensible, vulnérable et très lumineuse aussi.
Anne-Élisabeth nous touche sans fard, sans faire grand-chose. Elle a des qualités humaines et d’empathie qui font que l’on s’attache au personnage.
Et son humour… On ne se le cachera pas, elle a un timing comique assez déroutant! C’est une comédienne à la fois très instinctive et extrêmement cérébrale, qui questionne avec beaucoup de justesse certains éléments, tout en se lançant dans le vide avec énormément d’abandon. Elle épouse parfaitement le personnage d’Emma, ses pointes de fougue, d’insolence, son humour vif, doublés d’une pensée réfléchie et profonde.
La pièce Les gens, les lieux, les choses va bien au-delà du sombre portrait d’une toxicomane dans un centre de désintoxication, n’est-ce pas ?
Je voulais dresser un portrait qui ne soit pas misérabiliste et qui ne représente pas uniquement les gens de la rue qui vivent un sombre quotidien. Parce qu’il y a des toxicos qui sont très fonctionnel·les, qui peuvent être enseignant·es ou avocat·es, et qui traversent cette relation à la dépendance. C’est une réalité qui était déjà d’actualité à l’époque de la création en 2015, mais on dirait qu’aujourd’hui c’est encore plus crucial de la dépeindre de cette façon.
Je souhaitais que l’on comprenne les sensations liées à la dépendance plutôt que de les critiquer. Et que l’on ne prétende pas être complètement à l’abri d’une telle emprise.
Afin de mieux comprendre, on a d’abord rencontré deux intervenant·es, Barbara et Clément, qui ont vécu des périodes de très, très forte dépendance liée soit à l’héroïne ou à l’alcool. Ces deux cas de figure sont très différents. Pour Barbara, le centre n’a vraiment pas été glorieux, parce que c’est une approche qui est plus rude, où il faut mettre de l’avant nos problèmes, les constater, les redire, les réexpliquer. Ça n’a pas fonctionné pour elle, tandis que pour Clément, ç’a été très salvateur. Je me suis senti très privilégié d’avoir accès à leurs deux points de vue sur le contexte qu’on était en train de dépeindre.
L’auteur de la pièce, Duncan Macmillan, avait déjà insufflé ce processus de recherche auprès de thérapeutes et visité des centres de rétablissement. Pour nous, c’était important de poursuivre dans ce sens.
Il y a aussi eu d’autres intervenant·es qui sont venu·es plus tard pour assister à des enchaînements. Ils et elles nous ont guidé·es, notamment par rapport aux sensations physiques, et aidé·es à mieux comprendre ce qui amène les gens à consommer, ce qui crée des rechutes dans les centres, mais aussi des réussites.
De les avoir pour commenter le travail esthétique et d’interprétation, ç’a été extrêmement cohérent, car c’est de ces personnes que l’on parle et c’est elles qui savent le mieux comment le faire. On s’est senti·es adéquat·es dans nos choix artistiques, parce qu’on a eu leur aval. Et, sans rien révéler, je pense que la moitié de nos périodes d’entretien a été consacrée à la finale de la pièce, qui est plutôt dure, déroutante, mais, selon elles, très, très réaliste.
Naturellement, ça ne reflétera pas le parcours de tout le monde et il y aura peut-être des gens qui critiqueront ces choix. Mais, avoir cette «dramaturgie vivante» près de nous, ça nous a apporté beaucoup de sensibilité par rapport à leur souffrance.
Diriez-vous que c’est une expérience théâtrale réaliste, doublée d’une expérience sensorielle ?
Tout à fait. C’est propre à ce que chacun et chacune vivra, mais c’est assurément par moment une expérience sensorielle. On cherche à stimuler tous les sens, on tente d’entrer vraiment dans le cœur du personnage. Et la drogue et le sevrage nous permettent ces grands élans dans l’enivrement ou dans la sensorialité. D’un autre côté, je pense que c’était important pour l’auteur de la pièce que l’on tombe en amour avec Emma, pour mieux la comprendre. Ainsi, son dialogue réaliste, très près de nous, fait que tous ces éléments plus sensoriels sont ancrés sur une figure qui nous a ému·es, nous a questionné·es.
Comment vous y êtes-vous pris afin d’amener le public à sonder l’état de dépendance, que ce soit l’euphorie ou la souffrance du sevrage ?
Il y a deux éléments en fait. D’abord, il y a la joute verbale entre Emma et le personnel soignant. Elle conteste vivement l’idée que pour s’affranchir d’une dépendance, on doit nécessairement avoir foi en autre chose… et que la première qui lui est présentée, c’est Dieu. Emma est critique face à ça, parce qu’elle ne croit qu’en la sensation forte donnée par les stimulants. C’est même ce qui lui permet de croire en elle.
Ensuite, cette idée de vivre plus intensément est inscrite dans l’écriture scénique. Lorsqu’on est en période de sevrage ou sous l’emprise de certaines drogues, c’est le corps qui se manifeste avant l’esprit, ce ne sont plus les mots ni la tête qui parlent. C’est justement ce que l’on souhaite quand on prend des stimulants: arrêter de penser pour essayer d’exister autrement.
L’écriture scénique arrive au moment où la tête ne peut plus décrire en mots ce qui se passe. Il faut l’écrire par le corps, par la sensation que vivra le spectateur et la spectatrice.
Dans ces moments, la danse et la lumière jouent un rôle extrêmement important, le son et l’amplification aussi; on sent l’attrait de ces lieux où il y a une plus forte consommation, une forme d’appétit, parce que c’est ce que vit notre héroïne. Il y a l’idée de rendre cette drogue alléchante sans toutefois en faire l’éloge.