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Le Québec est-il une société égalitaire?

21 août 2025

On aime croire que tout le monde a sa chance au Québec. Et c’est vrai: la Révolution tranquille a élargi l’accès à l’éducation et ouvert la voie à une nouvelle mobilité sociale. Mais un demi-siècle plus tard, les dés sont-ils vraiment moins pipés? L’égalité des chances tient-elle toujours ses promesses? Dans Rue Duplessis | Ma petite noirceur, Jean-Philippe Pleau démonte ce mythe avec force et nuance. Pour creuser la question, nous avons rencontré Sandy Torres, sociologue à l’Observatoire québécois des inégalités. Éducation, classe moyenne, justice sociale, fractures émergentes : un entretien éclairant pour mieux comprendre les rouages des inégalités au Québec.

Rédaction: Isabelle Desaulniers

Avec la Révolution tranquille, le Québec a connu d’importantes transformations, notamment avec l’arrivée des cégeps. Qu’est-ce que ça a changé, concrètement?

Depuis cette époque, il y a eu de grands changements sociaux (avènement de l’État-providence, luttes féministes, entre autres) et, au Québec, ils ont été particulièrement rapides. Évidemment, le cégep, une création de la Révolution tranquille, a joué un rôle déterminant dans la démocratisation de l’accès à l’éducation. Et il me paraît important de souligner que non seulement ça a amené beaucoup de gens à suivre des études postsecondaires, mais ces personnes étaient de partout au Québec, les cégeps étant implantés dans de très nombreux territoires.

Le nombre d’étudiants et d’étudiantes au collégial a connu une très forte progression jusqu’au début des années 90.

On est passé de 14 000 personnes à la création des cégeps en 1967 à 228 000 en 2021-2022. Et maintenant, c’est à peu près 7 jeunes sur 10 qui ont terminé leur secondaire qui vont au cégep. C’est un changement majeur à souligner. (1)

Aussi, si on regarde dans la population de façon générale, la proportion de personnes qui détiennent un diplôme postsecondaire est passée de 25% en 1990 à plus de 50% en 2022. Et avec une population plus diplômée, on observe des taux supérieurs d’emploi et davantage de revenus. Cela a grandement contribué à faire augmenter la classe moyenne. Dans le jargon sociologique, on parle de la moyennisation de la société. Ce phénomène n’est pas spécifique à nous, c’est un élan qu’on remarque dans toutes les démocraties occidentales.

Et au Québec, on voit que la classe moyenne continue de s’élargir tranquillement. (2)

Au Québec, est-ce qu’on vit dans une société égalitaire? Est-ce que tout le monde a les mêmes chances de choisir son parcours de vie?

La réponse très, très courte, serait: en théorie oui, mais dans les faits, pas du tout. Une société égalitaire, c’est une société dans laquelle on aurait tous les mêmes droits. On aurait donc une égalité de principe. Mais ce n’est pas uniquement cela. On aurait aussi tous et toutes, indépendamment de notre revenu, les mêmes possibilités. Des accès aux mêmes filières à l’école, aux mêmes soins de santé, par exemple. Les écarts considérés injustes seraient véritablement réduits. Mais bon, vous vous doutez bien que, dans les faits, ça ne se passe pas comme ça.

On bénéficie d’une égalité de droit au Québec, mais la société est vraiment traversée par une multitude d’inégalités.

Prenons l’exemple de l’égalité des sexes ou des genres. Les femmes disposent des mêmes droits que les hommes sur le plan juridique. On a eu de grandes avancées, c’est important de le noter. Mais elles font face à des écarts injustes, que ce soit en matière d’emploi, de revenu et de pouvoir aussi, entre autres. L’écart de salaire a diminué, il faut le reconnaître, mais il existe toujours. Par exemple, en 2024, le salaire moyen horaire des femmes ne représente que 91% de celui des hommes (3). Et, si vous êtes une femme immigrante, cet écart atteint 88% par rapport aux hommes qui sont nés au Canada.

À l’Observatoire, on se penche sur différents types d’inégalités, par exemple aussi l’insécurité alimentaire (4), sujet sur lequel je viens de terminer un travail. Elle touche une partie considérable de la population québécoise et elle est clairement reliée aux revenus. Si vous vivez dans un foyer à faible revenu, elle vous affecte à 28%. Et ça, c’était en 2022. On a de bonnes raisons de penser que ça a augmenté encore depuis. Plus les revenus sont élevés et moins on court le risque de se trouver en situation d’insécurité alimentaire et c’est un peu le même phénomène avec les inégalités de santé. Parce qu’en fin de compte, tout ça se répercute sur la santé des gens. Et plus on grimpe dans l’échelle des revenus, plus l’espérance de vie est élevée. Il y a six années d’écart, entre celle des plus pauvres et celle des plus riches (5). Non, les chances ne sont pas égales pour tout le monde.

Le sociologue Jean-Philippe Pleau lors d'une répétition du spectacle Rue Duplessis | Ma petite noirceur. 📸 Danny Taillon

Qu’est-ce qui fait obstacle à cette égalité des chances?

Dès le début, on ne part pas à égalité. Les chances sont inégales selon le milieu dans lequel on naît, dans lequel on va grandir. Une étude de Mamadou Diallo de l’Observatoire (6) a été faite sur les caractéristiques des gens qu’on appelle les mieux nantis, et plus précisément les 10% qui ont les revenus les plus élevés au Québec. Ce qui est le plus frappant, c’est le poids du revenu des parents: les personnes au Québec qui ont le plus de chance de figurer parmi ces 10%, ce sont celles dont les parents font eux-mêmes partie de ces 10%. Et elles ont, tenez-vous bien, 480% plus de chances. Toujours pour la même étude, il y a un autre fait intéressant par rapport aux femmes qui montre que les inégalités s’entrecroisent. Les Québécoises ont 65% moins de chances que les Québécois de figurer parmi les 10% les plus riches.

D’autres études témoignent qu’il y a une certaine reproduction du niveau de revenu. Dans celle faite par divers·es économistes (7), dont Marie Connolly, on note que, pour les enfants qui sont né·es dans un milieu à faible revenu dans les années 80, la probabilité d’avoir aussi un faible revenu à l’âge adulte est de 33%. À noter également que, par rapport à ceux et celles qui sont né·es plus tôt, dans les années 60, leur mobilité de revenus a diminué.

Avec la Révolution tranquille, plusieurs personnes sont passées d’une classe à une autre, avec le mouvement d’augmentation des classes moyennes. Mais aujourd’hui, cette mobilité semble diminuer.

Je citerais un autre exemple, en lien avec les inégalités scolaires et les cégeps. C’est indéniable: les cégeps ont contribué à faire en sorte que les Québécois et Québécoises soient davantage diplômé·es. Mais on continue à observer des écarts dans l’accès au cégep et dans le fait qu’on en sort ou pas avec un diplôme, selon le revenu ou la scolarité des parents (8). Plus le niveau de scolarité des parents est élevé, plus la proportion de jeunes qui entrent au cégep est élevée. Le taux d’accès se situe à environ 60% pour les jeunes hommes et un peu plus de 70% pour les jeunes filles dont les parents ont un diplôme d’études supérieures. Pour ceux et celles dont les parents sont peu scolarisés (pas de diplôme secondaire), on parle d’environ 10 % et un peu plus de 20% respectivement. Je pense que c’est une donnée frappante pour montrer que des inégalités d’accès à l’éducation dépendent encore de l’origine sociale.

Quand on pense aux inégalités, on pense à l’éducation ou au revenu. Pouvez-vous nous parler d’inégalités moins connues ou de type nouveau, comme la littératie numérique, par exemple?

On retrouve souvent les mêmes grandes causes aux inégalités. Quand on fouille un peu, que l’on essaye d’expliquer les écarts entre les personnes qui maîtrisent les nouvelles technologies et celles qui ne les utilisent pas, entre celles qui ont une meilleure connexion à internet et celles qui ont des connexions plus limitées, on retrouve de nouveau comme facteur une faible scolarisation, un bas niveau de revenu. En fait, les inégalités sociales trouvent des façons nouvelles de se manifester.

Actuellement, on vit une transition numérique importante. La littératie numérique fait référence à plusieurs aspects. Est-ce que vous avez le matériel nécessaire? Est-ce que vous avez une connexion internet de qualité? Est-ce que vous avez les capacités de comprendre comment ça fonctionne? La fracture numérique est relativement récente depuis l’avènement de l’internet. On sait qu’elle existe, mais elle doit être davantage documentée.

Des études sont en cours sur ce fossé qui s’agrandit entre les personnes qui maîtrisent la technologie et celles qui ne la maîtrisent pas.

La littératie numérique renvoie à l’accès, à l’usage, mais également aux bénéfices que vous pouvez tirer de la technologie. Est-ce que ça peut vous profiter ou pas? Donc, là non plus, nous ne sommes pas égaux dans les avantages qu’on peut en retirer.

Il y a aussi les inégalités face aux changements climatiques (9) dont on parle de plus en plus. Tout le monde est concerné, mais tous et toutes n’ont pas les mêmes ressources pour les affronter. En fait, je trouve que c’est un exemple typique d’injustices nouvelles.

Les ménages les mieux nantis ont l’empreinte carbone la plus élevée et le plus de moyens pour affronter les changements climatiques. Alors que les ménages les plus pauvres sont le moins responsables de ces changements, ont le moins de ressources pour y faire face et vont davantage en subir les effets.

On entend de plus en plus le terme de «transfuge de classe». Ça veut dire quoi?

En tant que sociologue, j’utilise plus le terme de mobilité sociale, qu’elle soit descendante ou ascendante. C’est-à-dire que l’on vit un déclassement — partir d’une position sociale plus élevée vers une position sociale moins élevée — ou une mobilité ascendante, qui est quand même plus fréquente, où on améliore son sort. «Transfuge de classe» veut dire changer de statut social et économique, mais c’est aussi modifier ses valeurs. C’est penser différemment, c’est consommer autrement. Le terme fait référence à de nombreux travaux en sociologie, dont ceux du célèbre sociologue français Pierre Bourdieu qui parlait d’habitus (10). L’habitus correspond à une manière d’être, à une façon de voir et d’apprécier les choses qui fait qu’on peut se sentir en décalage de façon plus ou moins intense quand on change son style de vie, son mode de vie.

Le fait de changer de statut fait prendre conscience de ses valeurs. On peut prendre un certain recul.

On peut élever son niveau de scolarité et de revenu par rapport à son milieu d’appartenance, mais je me demande jusqu’à quel point on peut se détacher de la culture qui nous a été transmise, qu'on a intériorisée durant l’enfance et l’adolescence.

Notre enfance et notre adolescence bâtissent des fondements qui sont importants et sans doute bousculés lorsqu’on se retrouve dans un autre monde. Mais il reste qu’on a à composer avec son milieu d’origine et avec ce qu’on est devenu au fil du temps. C’est du moins ainsi que j’interprète ce sentiment de décalage que l’on peut ressentir quand sa vision du monde change. Cette situation de transfuge, de mobilité sociale, moi-même, elle me parle beaucoup et je pense qu’elle parle à énormément de monde, étant donné que nous sommes nombreux et nombreuses à être passé·e·s dans la classe moyenne.

Steve Laplante, Michel-Maxime Legaut et Jean-Philippe Pleau en salle de répétition. 📸 Danny Taillon

Comment pourrait-on rendre le Québec plus juste? Comment offrir des chances égales à tout le monde? Avez-vous identifié des pistes concrètes de solutions à l’Observatoire?

Évidemment, il n’y a pas de recette magique. Les choses sont compliquées. Mais, si nous étudions beaucoup les formes d’inégalités, les causes, les conséquences, il est aussi important d’examiner diverses solutions fondées sur des données probantes. On va s’appuyer beaucoup sur des écrits qui sont issus de la recherche, mais également consulter les acteur·ices de la société civile ainsi que des citoyen·nes. Cela nous permet de mettre en lumière certaines pistes. Dans un mémoire que l’on a rédigé à l’occasion de la dernière consultation budgétaire pour le gouvernement du Québec (11), il y a trois grandes orientations que l’on soumettait au ministre afin de réduire les inégalités socioéconomiques.

D’abord, redistribuer mieux qu’on ne le fait actuellement. Il faut quand même dire qu’au Québec, on fait bonne figure par rapport aux autres provinces du Canada en matière de redistribution des revenus.

Mais on peut faire mieux. La fiscalité est un levier puissant et on pourrait rendre l’impôt sur le revenu plus progressif qu’il ne l’est. De plus, ça peut être pertinent, à un certain niveau de richesse, d’imposer le patrimoine de différentes façons.

Une autre grande voie que l’on mentionne, c’est de travailler au recul de la pauvreté. Là aussi, on a quand même progressé, mais ce n’est pas gagné parce qu’actuellement, on voit que les taux de pauvreté tendent à remonter, que l’insécurité alimentaire augmente, de même que l’itinérance. Par exemple, on pourrait augmenter les prestations d’assistance sociale à un niveau qui permet vraiment de sortir de la pauvreté. À l’heure actuelle, les personnes seules qui sont prestataires se situent en dessous des seuils de pauvreté. Donc, on voit qu’il y a de la marge de manœuvre. On pourrait aussi investir, dans ce même ordre d’idées, dans le logement social. Le premier poste de dépenses, c’est le logement, et ce sont les personnes à faible revenu qui subissent le plus la crise actuelle.

Enfin, une dernière grande orientation, c’est de travailler à une meilleure qualité et à une plus grande accessibilité des services publics. Parce qu’on peut agir sur les revenus, mais on peut aussi le faire sur la qualité des services afin d’offrir des chances plus équitables à tous et toutes, et pallier les effets de l’origine sociale. Et le faire le plus tôt possible, par exemple avec les services de garde à la petite enfance, mais aussi tout au long de la vie, pour rétablir un peu cette égalité des chances.

À propos de Sandy Torres

Sandy détient un doctorat en sociologie de l’Université Toulouse-Jean Jaurès (France) et après plusieurs années entièrement consacrées à la recherche sociale appliquée, elle obtient un certificat en rédaction professionnelle de l’Université Laval. Elle mène des travaux de recherche et de transfert de connaissances sur les inégalités sociales et économiques et s’intéresse en particulier au logement, à la santé et à la participation citoyenne.

À propos de l’Observatoire québécois des inégalités

L’Observatoire québécois des inégalités produit, mobilise et démocratise des connaissances sur différentes formes d’inégalités au Québec afin d’éclairer la prise de décision et sensibiliser un large public à l’état des inégalités, à leurs causes et conséquences ainsi qu’aux solutions possibles. https://observatoiredesinegalites.com

(1) Bulletin de l’égalité des chances en éducation édition 2024 par François Fournier (coord.), 2024
(2)  Portrait et évolution des classes moyennes au Québec et au Canada, par Geoffroy Boucher (en collab.), 2025 
(3) Pourquoi les femmes gagnent-elles toujours moins que les hommes en emploi au Québec ?, par Nathalie Guay, 2024
(4) Crise du logement au Québec : quels effets sur l’insécurité alimentaire ?, par Sandy Torres, 2025
(5) https://observatoiredesinegali...
(6) Les mieux nantis au Québec et au Canada: portrait et évolution, par Mamadou Diallo, 2024
(7) https://observatoiredesinegali...
(8) Bulletin de l’égalité des chances en éducation édition 2024 par François Fournier (coord.), 2024
(9) https://observatoiredesinegali...
(10) Pierre Bourdieu, *La distinction : Critique sociale du jugement* (Paris : Éditions de Minuit, 1979)
(11) Réduire les inégalités, un choix payant. Observatoire québécois des inégalités (2025)