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Duceppe
Entrevue

Entretien avec Nathalie Doummar

29 août 2022

En résidence chez Duceppe de 2018 à 2020, l’autrice montréalaise Nathalie Doummar (Coco, Sissi, L’amour est un dumpling et Le loup) est fascinée depuis sa tendre enfance par les sagas familiales, et en particulier celles qui impliquent des femmes. Pour créer cette attachante galerie de personnages féminins qu’est Mama, elle s’est inspirée de la vivacité de sa propre famille d’origine égyptienne, de ce clan tissé serré «où tout le monde est plus grand que nature». Entretien avec la dramaturge, également comédienne, qui nous raconte à quel point la création de Mama est un moment fort. Dans sa vie d’autrice, d’actrice, mais aussi dans sa vie personnelle.

Cette grande fresque familiale au féminin, une pièce à laquelle vous songez depuis vos tout débuts comme autrice, est inspirée de votre propre famille. Pouvez-vous nous en dire plus?

Au tout début, mon idée était que l’on retrouve les femmes de cette famille au retour à la maison après les funérailles du grand-papa. La pièce commençait comme ça. Puis, ç’a muté et évolué. Ça fait quand même 11 ans que je suis sortie de l’école. Depuis, j’ai appris de toutes sortes d’expériences de vie. J’ai vécu une séparation. J’ai été en couple avec une femme. J’ai eu deux enfants. Tout ça est venu nourrir l’histoire que j’avais envie de raconter. Aussi, j’ai perdu mon propre grand-père en 2014, un homme que l’on a longuement veillé. Honnêtement, nous pensions qu’il allait mourir le premier soir, et finalement il a agonisé six jours. Je n’avais jamais vu ça. Ç’a été épuisant pour tout le monde de l’accompagner ainsi. Il nous aimait fort, mais il n’était pas facile. Beaucoup de souffrance a été créée par cette personne émotivement très instable. À la fin, il était entouré de toutes les femmes qui avaient pris soin de lui toute sa vie, surtout sa propre femme. C’était particulier de veiller le mourant, dans l’amour. L’image était si forte que je me suis dit: voilà ce que je vais raconter.

Oui, Mama est grandement inspirée de toutes sortes d’expériences personnelles, mais c’est une histoire que j’ai imaginée, une famille que j’ai inventée. Mais, j’ai pris des parcelles de toutes les femmes de ma vie. Elles sont toutes là, disséminées dans les divers personnages. Aussi, je suis probablement un peu toutes ces femmes!

Une partie de la troupe de Mama en salle de répétition.

Pouvez-vous me parler du rôle des femmes dans votre famille ?

Même si on fait partie d’un système patriarcal, chez nous, ce sont les femmes qui nous réunissent. Elles sont souvent dans le soin aussi. Et il y a une grande, très grande proximité entre elles. À n’importe quel prix. Même si l’on étouffe. C’est vertigineux.

«Ce que j’ai voulu notamment raconter avec Mama, c’est à quel point il est réconfortant d’avoir un noyau tricoté aussi serré, mais à quel point on peut avoir besoin de s’en affranchir. C’est un combat entre le besoin viscéral d’appartenir, de se conformer pour rester dans la sécurité du clan, et celui de s’affranchir en même temps. C’est très dur de faire coexister les deux.»

J’ai l’impression que l’on doit sacrifier une partie de nous-mêmes en décidant de juste appartenir au clan et en ne tentant pas de savoir, profondément, qui l’on est, ce que l’on aime, ce que l’on veut.

Nathalie Doummar et Aïda Nader lors d'une répétition.

En plus de ce combat, diriez-vous qu’il y en a un deuxième qui se joue chez les femmes d’ascendance arabe qui vivent au Québec, entre le désir d’affranchissement et d’appartenance à leur culture d’origine ?

Oui, et même un triple combat ! Lors du laboratoire de création de Mama, le fait de rencontrer toutes ces comédiennes majoritairement arabes avec lesquelles j’avais en commun d’être artiste, arabe et femme, m’a fait prendre conscience de la violence que je me suis faite pour appartenir à la société québécoise, plus précisément au milieu artistique québécois. Je me suis rendu compte que je voulais, de manière inconsciente, par un genre de «white wash», m’intégrer et donc essayer de penser comme une Québécoise, de parler comme une Québécoise… et maintenant, je tente de m’affranchir de ce besoin de correspondre à ce que doit être une femme blanche.

«Le labo, les répétitions, le fait de travailler avec des femmes qui sont comme moi, ça m’est rentré dedans, honnêtement. J’ai réalisé que les personnes québécoises de souche, qui travaillent tous les jours avec des gens de leur culture, c’est ce qu’elles vivent au quotidien. Elles sont chez elles, tout le temps, partout.»

Dans chaque culture, on a un humour, des tempéraments différents. Évidemment, les femmes arabes ne sont pas toutes pareilles. Les Québécoises non plus. Mais, pour nous, il y a cette couche supplémentaire où il faut s’ajuster et s’adapter constamment. Par exemple, mon accent — et c’est comme ça depuis que je suis petite, ça se fait tout seul —, il change et s’adapte selon la personne à qui je parle. En répétant avec ces femmes, j’ai eu un aperçu de ce que vit un·e artiste québécois·e qui travaille dans sa culture, avec des gens de sa culture, sans cette adaptation constante.

De plus, avec ces comédiennes, il y a une confiance qui s’est installée très, très vite. Comme chez les femmes de ma famille, il y avait beaucoup de «care», de «prendre soin», beaucoup d’empathie. Une chaleur que l’on reconnaît, familière. On se croise du regard, puis on a une complicité immédiate, c’est fou! Aussi, il y avait ce souci de s’assurer que tout le monde se sente bien. On a abordé des sujets plus sombres et qui résonnent, parce que je pense que nous avons toutes une histoire de violence quelque part. On est toutes capables de comprendre ce texte. On sait d’où ça vient. Même si nous ne sommes pas toutes égyptiennes, il y a une compréhension réciproque. Je n’ai jamais vu ça auparavant.

Je disais d’ailleurs à Marie-Eve, la metteuse en scène, que ça ne m’était jamais arrivé dans la vie — et je suis sûre que ce n’est pas arrivé à ces femmes non plus — d’avoir un espace, du temps, où l’on peut avoir ensemble une réflexion sociologique et partager ses expériences. Un espace où l’on se retrouve, plusieurs femmes arabes, pour raconter l’histoire d’une famille arabe, au Québec, pour parler de nous, de ce déracinement, de cette lutte constante entre les deux cultures, de la culpabilité qui coule dans nos veines depuis qu’on est nées…

La metteuse en scène Marie-Ève Milot diriges ses comédien·ne·s en salle de répétition.
« Je viens d’une tout autre culture. Ça fait partie de qui je suis. Je ne vais jamais être quelqu’un d’autre. Maintenant, j’ai l’impression que, parce que je viens de loin, l’évolution est d’autant plus valable. Parce que c’est difficile de venir d’où je viens, puis de me rendre où je me suis rendue!»

Et le troisième combat, que vous évoquiez plus tôt, quel est-il ?

Il s’est révélé avec la création de Mama. Avant, pour être une femme complètement libre, j’avais le sentiment qu’il fallait se libérer comme le font les femmes blanches, qu’il fallait atteindre ce niveau de libération. Mais, j’ai constaté qu’avec mes origines, mon bagage, malgré le poids de certaines chaînes, de la culpabilité par exemple, malgré aussi la peur de décevoir et ce besoin d’être validée par ma famille, malgré tout ça, je ne suis pas une «moins bonne» féministe.