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Duceppe
Entrevue

Entretien avec Mike Payette

26 août 2019
Considérée comme une œuvre pionnière, Héritage (A Raisin in the Sun) propose l’une des premières représentations honnêtes d’une famille noire sur une scène américaine. Avant cette pièce, les rôles des Afro-Américain·e·s étaient secondaires, stéréotypés, comiques. Plusieurs doutaient que cette histoire sur les tensions entre la société blanche et la société noire, mais également celles à l’intérieur de la communauté noire, intéresse le grand public. Pourtant, cette œuvre sur la valeur des rêves, la nécessité de lutter contre toute discrimination et l’importance de la famille connut un énorme succès populaire à sa création en 1959, raflant au passage de nombreux et prestigieux prix. Un tournant dans la vie de son autrice. Un tournant également dans l’histoire du théâtre. Le metteur en scène Mike Payette, figure de proue du théâtre anglophone au Québec, s’attaque à cette pièce phare de l’Américaine Lorraine Hansberry à qui il voue une vive admiration. Entretien. Avec le recul, Lorraine Hansberry semble avoir été étonnamment prémonitoire en mettant en évidence, dans cette première pièce, des questions qui seront centrales la décennie suivante. Le réveil féministe qui a inspiré beaucoup de femmes à se faire une place active en dehors de la maison, par exemple. Diriez-vous que c’est l’œuvre d’une autrice visionnaire? Absolument. Lorraine Hansberry était réellement en avance sur son temps en créant cette pièce où elle évoque, notamment, le droit pour une personne noire de demeurer fidèle à ses racines et à son histoire tout en allant de l’avant, malgré́ l’adversité de l’époque. Ou en jetant une lumière sur d’autres phénomènes importants, comme le féminisme.
Et, ici, il ne s’agit pas seulement de l’histoire de l'Afro-Américain·e·s, c’est aussi celle de l’Américain. Les Blanc·he·s comme les Noir·e·s l’ont considérée comme une pièce pionnière pour le théâtre.
A Raisin in the Sun fut la toute première production afro-américaine à être présentée sur Broadway. Et, si l’on regarde 10 ou même 20 ans plus tard, ça prendra un bon moment avant qu'un·e autre dramaturge afro-américain·e n’y soit produit. Lorraine Hansberry est une véritable pionnière et elle a ouvert des discussions qui se poursuivent encore aujourd’hui. La pièce est donc, à votre avis, aussi pertinente pour le public contemporain que lors de sa première présentation? Oui, absolument. Par exemple, on continue de débattre sur le statut de la femme. Quel travail convient à une femme? Quels droits a-t-elle sur son propre corps? La nature progressiste du personnage de Beneatha réfère beaucoup au monde d’aujourd’hui.
Héritage représente beaucoup celle qui était Lorraine Hansberry. Elle luttait contre le système, contre les difficultés des femmes dans une industrie à prédominance masculine.
Quant à la question de la race et du racisme, elle devient de plus en plus complexe dans notre monde contemporain. Nous n’avons pas de racisme déclaré pour ainsi dire — en fait, oui, parfois! — mais pas au sens typique du terme, pas au sens de la ségrégation. Ça a changé. Cependant, des préjugés et un racisme plus subtil, parfois même inconscient, persistent de nos jours. Vous pouvez être noir·e et avoir une personne blanche comme meilleur·e ami·e. Mais, la façon dont cet·te ami·e a grandi ou le conditionnement familial peuvent faire en sorte qu'il ou elle pourra utiliser par inadvertance des expressions à connotations négatives. Le racisme n’apparaît plus dans une longue robe blanche en tenant une croix enflammée : le racisme peut ressembler à votre meilleur ami, votre voisine, votre collègue de travail. Aussi, au sein de nos structures modernes, des inégalités demeurent. Nous savons que les Noir·e·s sont plus incarcéré·e·s que les Blanc·he·s, nous savons que les personnes de couleur n’ont pas la même éducation ni les mêmes privilèges que leurs pairs blancs, selon l’endroit où elles se trouvent. Montréal est une ville très inclusive et diversifiée, mais on doit se rappeler que si l’on jette un œil vers Montréal-Nord, Lachine, Laval ou la Petite-Bourgogne, notamment, on verra que ces inégalités ont créé une tension raciale entre les citoyen·ne·s et le gouvernement, entre les citoyen·ne·s et la police. Elles existent encore. Lorraine Hansberry était une star à l’époque du mouvement des droits civiques. En 1963, elle avait même rencontré Robert Kennedy à la Maison-Blanche. Elle était une activiste de premier ordre, très engagée, et pourtant, on a surtout entendu parler des autres : Martin Luther King Jr., Malcolm X ou Rosa Parks, par exemple. Pourquoi à votre avis? Parce qu’elle est morte très jeune, à l’âge de 34 ans, d’un cancer du pancréas. Elle fut une militante très active et engagée, mais n’a pas pu vivre assez longtemps pour apprécier, par exemple, tout l’impact du leadership de Martin Luther King. Bien qu’elle n’ait pas été une figure universelle, Lorraine Hansberry fait quand même partie de l’histoire de la culture afro-américaine.
Elle a été vraiment célébrée parmi les populations noires, elle a été un phare. J’espère qu’en montant sa pièce au Québec, nous pourrons élargir la portée de son message.
Le titre de la pièce est tiré d’un poème de l’écrivain Langston Hughes, l’un des principaux acteurs de la « Harlem Renaissance ». Comment la pièce illustre-t-elle le thème du poème? Dans ce poème intitulé Harlem, on lit : « Qu’advient-il à un rêve qu’on diffère? Est-ce qu’il se dessèche — comme un raisin au soleil? Ou suppure comme une plaie. [1] » Le concept du « rêve » est au centre de la pièce. Que se passe-t-il lorsqu’un rêve est perdu ou lorsqu’il emprunte une autre voie? Ceci est représenté à tous les égards et par tous les personnages. Ils et elles aspirent à quelque chose qui leur est propre, mais tous et toutes souhaitent le mieux-être de leur famille. À différents moments de la pièce, parfois plus d’une fois, leurs rêves sont compromis par des circonstances qu'ils et elles contrôlent ou non, selon le cas. Qui maîtrise votre destin, qui peut contrôler vos rêves? Voilà une très belle question que Lorraine Hansberry examine ici. C’est ce qui fait de cette pièce une tragédie, davantage qu’un drame. Il y a quelque chose de si urgent, de si important dans la réalisation des rêves des membres de cette famille. S’ils n’y arrivent pas, il y a bien plus en jeu qu’un rêve reporté; nous parlons ici de vies entières. J’aimerais d’abord souligner qu'Héritage n’est pas une pièce noire. Ce n’est pas seulement une pièce noire, devrais-je dire. C’est l’histoire universelle d’une famille, que nous pouvons tous et toutes comprendre, c’est l’histoire des différences et des désaccords au sein d’une structure familiale que nous connaissons. C’est sa dimension sociopolitique qui rend la pièce unique. Mais, en dehors de cela, il s’agit d’un récit universel. Que souhaitez-vous que les spectateur·trice·s retiennent de la pièce? J’espère sincèrement que les gens vont se reconnaître dans cette histoire et que la conversation qui suivra se prolongera longtemps après la tombée du rideau.
Et je souhaiterais, s'ils ne s'identifient pas à la famille Younger, qu'ils se questionnent: en quoi cette histoire est-elle si différente de la mienne?

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1 Traduction libre

Photos: 1. Mike Payette, metteur en scène de la pièce Héritage. 2. Lorraine Hanseberry. © Afro American Newspapers/Gado/Getty Images 3. Lorraine Hansberry lors d'un rassemblement de la NAACP en juin 1959. 4. Mike Payette en salle de répétitions avec les comédien.ne.s Mireille Métellus et Patrick Émmanuel Abellard. © John Mahoney, Montreal Gazette