Années de combats: la trame historique de Corps fantômes
25 septembre 2025
Pour bien saisir la portée de la pièce Corps fantômes, il est essentiel de se replonger dans son contexte historique.
De l’assassinat de Joe Rose à la création du Parc de l’Espoir, en passant par les débuts d’ACT UP Montréal, la crise du sida, les violences policières et les avancées juridiques cruciales, ces événements ont profondément marqué la communauté LGBTQIA2+ au Québec et ailleurs.
Ce survol chronologique, proposé en complément de la pièce, n’est ni exhaustif ni déconnecté des humain·es qui ont vécu ces événements: il est traversé par la colère, la perte, la solidarité, et la résilience. Une mémoire politique, encore vive, que Corps fantômes invite à écouter avec le cœur grand ouvert.
Assassinat du militant Joe Rose Joe Rose était un activiste canadien dont le meurtre homophobe a été un tournant pour le mouvement pour les droits des LGBTQIA2+ au Québec. Le 19 mars 1989, en compagnie d'un ami, il emprunte un autobus de nuit afin de rentrer chez lui. Il demeure à l'époque dans un hospice pour personnes atteintes du VIH/sida, situé dans l'est de la ville. Près de la station de métro Frontenac, quatre adolescents s'en prennent à Rose. En criant des insultes homophobes, ils rouent de coups Rose et son ami pour finalement le poignarder à mort.
Source: Fugues
Cinquième conférence internationale sur le sida à Montréal L’assassinat de Rose a galvanisé la communauté LGBTQIA2+ de Montréal, inspirant une importante manifestation, dirigée par ACT UP, et visant la cinquième conférence internationale sur le sida qui s'est tenue à Montréal en juin 1989.
Création du chapitre montréalais d’ACT UP Dans la foulée de cette manifestation, un chapitre montréalais d'ACT UP a été fondé, comme l'avait souhaité Rose. Le chapitre montréalais est né de la nécessité de lutter contre l'homophobie institutionnelle et l'inaction face à la crise du sida. Lors de la 5e Conférence internationale sur le sida à Montréal en 1989, ACT UP New York et AIDS Action Now! ont lancé le Manifeste de Montréal 1989, un document qui a réaffirmé la nécessité fondamentale de prendre en compte les personnes atteintes du VIH/sida dans toutes les dimensions de leur bien-être.
Photo: André Querry
1990
Descente au Sex Garage Le 15 juillet 1990, la police de Montréal a effectué une descente lors d’un party organisé au Sex Garage, un loft populaire auprès de la communauté LGBTQIA2+ de la ville. Après avoir déclaré la fête illégale, la police a regroupé les fêtards à l’extérieur et les a chargé·es, blessant des dizaines de personnes et effectuant plusieurs arrestations. Les membres de la communauté LGBTQIA2+ se sont mobilisé·es pour leur défense et ont organisé plusieurs manifestations. Le lendemain, un sit-in a été brutalement interrompu par la police devant les journalistes et les caméras de télévision. Ces actes de violence ont choqué le public et galvanisé la résistance de la communauté LGBTQIA2+ face à la brutalité policière et aux violations de leurs droits civiques. Cet événement est considéré comme un important point tournant dans l’histoire de la communauté LGBTQIA2+ canadienne.
Kiss-in devant le quartier général du SPVM En réponse à la violente descente policière au Sex Garage, des militant·es organisent un kiss-in devant le quartier général du SPVM: des couples du même sexe s’embrassent publiquement pour dénoncer l’homophobie et revendiquer le droit d’exister au grand jour. Ce geste simple et audacieux — s’aimer en public — devient un symbole fort de la résistance queer à Montréal.
L'OMS retire l'homosexualité de sa liste des maladies mentales Le 17 mai 1990, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a retiré l'homosexualité de sa liste des maladies mentales. Cette décision historique a été un tournant majeur dans la perception de l'homosexualité, passant d'une approche médicale à une vision axée sur les droits humains. La date du 17 mai est depuis célébrée chaque année comme la Journée internationale contre l'homophobie et la transphobie.
1991
1200 rubans noirs Le premier décembre 1991, après la marche soulignant la Journée mondiale du sida, les activistes d’Act Up Montréal accrochent 1200 rubans noirs dans les arbres d’un terrain vague au coin des rues Panet et Sainte-Catherine. Ces rubans symbolisent la perte des 1200 personnes jusqu’alors décédées du sida au Québec
Source: Portail VIH/sida du Québec
Première représentation officielle de la pièce Angels in America Considérée comme l’œuvre de référence sur l’épidémie du sida, Angels in America est une pièce en deux parties d’environ huit heures, écrite par le dramaturge américain Tony Kushner. Elle a été créée en mai 1991 par la Eureka Theatre Company de San Francisco, dans une mise en scène de David Esbjornson. La pièce a d’abord été produite comme deux œuvres indépendantes. Elle suit les destins croisés d’un groupe de personnes vivant à New York en 1985. Kushner a expliqué que l’idée de la pièce lui est venue en rêve, à la fin de 1985, après la mort de la première personne atteinte du sida qu’il connaissait personnellement. Dans ce rêve, son ami était alité, mourant, lorsqu’un ange a traversé le plafond pour entrer dans la chambre. Kushner a écrit un long poème inspiré de ce rêve, qui est finalement devenu Angels in America.
Stephen Spinella & Ellen McLaughlin dans Angels in America (production Broadway, 1993). Photo: Joan Marcus. Source: Playbill
1992
Création de la Fondation Farha La Fondation Farha a été créée en 1992 par le Montréalais Ron Farha, un homme d'affaires atteint du SIDA, pour fournir un soutien financier, médical et psychologique aux personnes vivant avec le VIH/SIDA au Québec. Sa mission est d'aider les hommes, les femmes et les enfants vivant avec le VIH/SIDA en distribuant des fonds aux organismes de lutte contre le VIH/SIDA dans la province. Ron Farha décède en 1993.
L’orientation sexuelle reconnue comme motif de persécution Au Canada, l'orientation sexuelle est reconnue comme un motif de persécution depuis 1993, suite à une décision de la Cour suprême qui a défini l'appartenance à un groupe social de manière plus large, incluant les caractéristiques innées ou immuables comme l'orientation sexuelle. Cette reconnaissance a permis à de nombreuses personnes LGBTQIA2+ d'obtenir le statut de réfugié·e en raison de la persécution subie dans leur pays d'origine.
Création de la Table de concertation des lesbiennes et des gais du Québec La Table de concertation des lesbiennes et des gais du Québec a été créée en 1993, et a tenu les premiers États généraux de la communauté lesbienne et gaie en 1996. Elle existe toujours, mais sous une forme plus large, et est maintenant connue sous le nom de Conseil québécois LGBT.
Source: André Querry
Madonna s'arrête au Stade Olympique de Montréal Le 23 octobre 1993, la chanteuse Madonna s'arrête à Montréal avec et sa tournée The Girlie Show. Le spectacle est marquant pour la communauté LGBTQIA2+ et est représenté directement dans la pièce Corps fantômes. Le spectacle prend la forme d'un cabaret burlesque et queer. Le Girlie Show mélangeait une esthétique dominatrix, burlesque, Studio 54 et cabaret Weimar, avec androgynie, voguing, danseurs masculins hyper-sexualisés, baisers entre personnes du même sexe et une mise en scène volontairement provocatrice. Le cœur émotionnel du spectacle passait par les chansons In This Life (hommage aux ami·es perdu·es du sida) et Why’s It So Hard (appel à la tolérance et aux droits humains). Pour beaucoup, ce spectacle a servi de miroir et de bouclier: miroir pour se voir représenté·es avec fierté; bouclier parce que ce langage pop-spectaculaire a rendu ces identités plus difficiles à marginaliser dans l’espace public.
Getty Images, Madonna, 1993: The Girlie Show
1994
Première cause de décès chez les jeunes Le sida est désigné comme la première cause de décès chez les jeunes adultes américains, entre 25 et 44 ans, selon le CDC (Centers for Disease Control and Prevention).
Inauguration du Parc de l’Espoir Le Parc de l’Espoir, situé au cœur du Village gai de Montréal, à l’angle des rues Panet et Sainte-Catherine Est, est un lieu commémoratif public de l’arrondissement Ville-Marie. Né des revendications de groupes militants gais, il a été officiellement nommé en septembre 1994 et inauguré le 2 octobre de la même année, à l’issue d’une marche de solidarité pour les victimes du sida. À l’origine de ce projet se trouvent les militants Michael Hendriks, René Leboeuf et Roger Le Clerc. Dès son ouverture, une plaque commémorative conçue par l’artiste Marc Pageau y a été installée, symbolisant la souffrance des personnes atteintes du sida. Le parc a ensuite été réaménagé en 1997 pour devenir un cénotaphe dédié à la mémoire des victimes du sida au Québec.
Photo: Yves Lafontaine, Source: Fugues
1995
L’orientation sexuelle reconnue comme motif protégé contre la discrimination La Cour suprême du Canada statue que l'orientation sexuelle devrait être considérée comme un motif protégé contre la discrimination en vertu de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, même si le terme n'était pas explicitement inclus dans le texte original de la Charte. Bien que la Cour n'ait pas réussi à faire reconnaître le mariage des couples de même sexe, cette décision de principe a ouvert la voie à des protections juridiques plus étendues par la suite.
18 millions d'adultes et 1,5 million d'enfants infecté·es par le VIH En 1995, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estimait qu'environ 18 millions d'adultes et 1,5 million d'enfants avaient été infecté·es par le VIH depuis le début de l'épidémie, selon un bulletin épidémiologique de janvier 1995. L'OMS et le CDC s'inquiétaient alors de la progression rapide de l'épidémie.
1996
Arrivée de la trithérapie L'année 1996 marque l'arrivée des premières trithérapies efficaces contre le VIH, une combinaison de trois médicaments antirétroviraux. Cette avancée a révolutionné le traitement du sida, transformant la maladie d'une affection mortelle en une pathologie chronique, et a conduit à une baisse des décès aux États-Unis dès 1996.
Évolution de la crise du sida de 1990 à 1995
Au moment où la pièce Corps fantômes commence, nous sommes en 1990. Une première vague de l’épidémie a déjà frappé de manière importante les communautés gaies du Québec entre 1983 et 1986, bien que le virus ait été présent dans la province avant cela. Cela signifie qu’en 1990, les hommes gais connaissent le virus, sont relativement sensibilisés aux moyens de transmission de la maladie, et donc se protègent massivement/font attention.
C’est en 1987, trois ans donc avant le début de la pièce, que l’AZT fait son apparition. Il s’agit du premier médicament contre le sida, commercialisé dans un temps record. C’est ce médicament que notre protagoniste Francis commencera à prendre suite à son diagnostic en 1990. En 1993, il sera annoncé lors de la Conférence sur le sida à Berlin que le médicament s’avère peu efficace. C’est le Dr Réjean Thomas, réellement présent à la Conférence de Berlin, qui l’annonce dans notre pièce à Francis.
Il faudra attendre 1996 pour qu’un nouveau médicament contre le sida soit approuvé et s’avère enfin efficace: la trithérapie.
Réjean Thomas
Les vrais visages de la lutte: des noms à ne pas oublier
Dans Corps fantômes, des figures bien réelles traversent la fiction. Ces personnes ne sont pas de simples noms dans un manuel d’histoire. Ce billet de blogue rend hommage à ces vies bien remplies, parfois tragiquement écourtées, mais jamais insignifiantes. Leur parcours mérite d’être raconté et entendu.
Lieux de vie, de lutte et de mémoire: les espaces qui traversent Corps fantômes
Ce billet de blogue vous propose un survol des lieux marquants évoqués dans la pièce. Ils dessinent la cartographie intime et politique d’un Montréal queer traversé par la crise du sida, la lutte pour les droits, et une profonde soif de vivre.
Corps fantômes: des pistes pour poursuivre la réflexion
Pour celles et ceux qui souhaitent aller plus loin, comprendre le contexte de la pièce, entendre d'autres voix ou découvrir les œuvres qui résonnent avec la pièce, voici une sélection de ressources.